Le musée Soulages de Rodez expose jusqu’en janvier une sélection d’œuvres peintes par l’artiste au cours des douze dernières années de sa vie. Évènement voulu par Colette Soulages et le conservateur en chef du musée Benoît Decron . Ce dernier en profite pour confier quelques considérations bienvenues sur Pierre Soulages, le snobisme provincial, la trouille des musées et les plaisirs de l’art.
Cette exposition est la première depuis la mort de Soulages. Se préoccupait-il de la postérité de son œuvre ? Son désir de postérité était probablement plus aigu que chez d’autres artistes. Sans doute est-ce dû au fait que Colette et Pierre Soulages n’ont pas eu d’enfant. Le musée Soulages est un peu leur bébé.
Aviez-vous envisagé avec lui l’exposition de ses dernières œuvres après sa disparition ? Pas du tout. C’est à sa mort, en octobre 2022, qu’on a pris conscience qu’il revenait au musée Soulages de montrer ses dernières œuvres. J’aurais été mal à l’aise qu’un autre musée le fasse avant nous. Nous avons donc repoussé l’expo prévue en 2023 sur Lucio Fontana, et sommes partis, avec Colette, à la recherche des dernières œuvres de Pierre.
Combien en avez-vous trouvé ? Entre 2010, date de l’exposition Soulages au Musée Pompidou, et le 15 mai 2022 date sa dernière œuvre, Soulages a peint 300 œuvres, ce qui est impressionnant pour un artiste d’une centaine d’années. Nous en avons réuni 46, jusqu’alors éparpillées en Europe, aux États-Unis, au Japon ou à Hong-Kong.
Que révèlent-elles des dernières années du peintre ? Le bout du bout de sa démarche artistique. Elles disent l’état d’esprit d’un artiste qui n’a plus rien à prouver, libéré des contraintes de sujets ou de façon de peindre. Jusqu’à la fin, il aura peint sereinement des œuvres très variées, sur lesquelles ne plane pas l’ombre de la mort. Autant elle est présente dans les œuvres finales de certains artistes (les dernières chansons de Johnny Cash, de Leonard Cohen, ou les peintures de Goya, Titien, Picasso) autant elle est absente chez Soulages. La mort ne l’obsédait pas. À 102 ans, il en parlait encore de façon détachée.
La mort de l’artiste change-t-elle la nature de votre mission de conservateur ? Transmet-on de la même manière du vivant de l’artiste qu’après sa disparition ? La mission reste la même : transmettre au plus grand nombre, enrichir le musée et attirer des visiteurs. Bien sûr, il y a des choses qu’on peut plus facilement dire sur l’artiste après sa mort, mais rien de fondamental. Des détails biographiques qui n’ont pas d’intérêt artistique. Ce qui a vraiment changé, ce qui me manque, ce sont ses coups de fil du samedi. Il appelait pour savoir comment ça se passait, s’il y avait du monde, comment réagissaient les visiteurs, le temps qu’il faisait à Rodez… À 100 ans, Soulages n’était pas simplement un artiste vivant, mais un artiste en activité.
Était-il à ce point curieux de la façon dont le public recevait ses œuvres ? Bien sûr. Et d’ailleurs, il était curieux de tout. Il était de ces autodidactes qui, quand ils ne savent pas, ouvrent un livre et apprennent. On dit de lui qu’il était capable de parler meunerie pendant des heures comme de réparer une mobylette au fin fond du Ténéré !
Son choix d’installer « son » musée à Rodez ne rend-il pas plus difficile votre tâche ? Autrement dit, ne serait-il pas plus aisé de transmettre et assurer la postérité de l’œuvre de Soulages dans un musée parisien ? On est sur la diagonale du vide, il faut bien le reconnaître, mais on n’a pas à avoir honte. Le musée a accueilli 1,5 million de spectateurs en 9 ans. On ne va pas pleurer. Même si Soulages n’habitait ni Rodez ni Sète mais Paris, et même s’il répétait être né à Rodez ET dans la peinture, il se souvenait que c’est à l’abbatiale de Conques qu’était née sa vocation artistique, et savait par cœur les rues et les familles de Rodez. Et moi, cela me convient très bien. Je suis provincial. On m’a proposé plusieurs fois de travailler à Paris, et j’ai toujours refusé. Ma mission est beaucoup plus importante et beaucoup plus intéressante en province qu’à Paris.
C’est-à-dire ? Je trouve un peu snob d’aller voir à Paris ce qu’on trouve en province. Avant de prendre le train ou l’avion, les Toulousains, les Bordelais ou les Montpelliérains feraient bien de visiter leurs propres musées et de fréquenter leurs théâtres et leurs opéras. Quant aux conservateurs de musée comme moi, on peut, en province bien plus qu’à Paris, travailler à faire venir au musée ces publics qui, par méconnaissance ou par trouille, n’arrivent pas jusqu’à nous.
Comment se soigner de cette trouille ? En se disant que le musée est aussi un lieu de détente, de méditation, de tranquillité. Les gens qui viennent ici, au musée, peuvent passer huit heures à lire leur bouquin sur une banquette. Je ne vais pas les mettre dehors sous prétexte que c’est un musée. Je ne viens pas d’un milieu d’historien de l’art. Je suis fils d’un assureur et d’une mère au foyer. Je suis fier de porter cette idée pour les gens qui n’ont pas cette culture.
Que dites-vous dès lors, à ceux qui ne connaissent pas encore l’œuvre de Soulages, ou la pensent hors de portée ? Je leur conseille de se laisser aller, d’être curieux et de lâcher prise. De même qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu le dictionnaire du rock d’Assayas pour aimer le rock, on n’a pas besoin d’être expert en histoire de l’art pour apprécier Soulages. Quiconque est doté d’un peu de sensibilité et d’un minimum de curiosité aura plaisir à découvrir ce que l’art apporte à la vie.
Qu’a-t-il apporté à la vôtre ? Une espèce de tranquillité d’esprit. Quand vous admirez une œuvre, vous êtes bien, paisible, vous êtes bienheureux. Quand vous écoutez de la musique, lisez un livre, vous êtes bienheureux. C’est à peu près tout ce qui nous reste. La vie, ce n’est pas que de l’argent et du pouvoir. C’est aussi un peu de lâcher-prise et de fantaisie.
Les derniers Soulages, 2010-2022, jusqu’au 7 janvier 2024, au musée Soulages de Rodez
Benoit Decron © DR.
Comments