Théâtre Sorano, deux semaines avant la première. En traversant le hall en travaux, on respire un air mouillé qui sent la peinture fraîche et le café chaud. Au mur, l’affiche de la pièce et ce titre en caractères gras : J’espère qu’on se souviendra de moi. Ça sonne comme l’expression d’un désir de postérité, mais c’est une fausse
piste : Sébastien Bournac court après beaucoup de choses (le temps, les comédiens, ou les messages téléphoniques), mais pas après la gloire. « Durer ne m’intéresse pas et je n’ai aucune vanité, confesse-t-il. Je fais du théâtre pour partager des idées, du plaisir et une vision du monde. Je ne crois qu’à l’instant et à ce qu’on partage au moment de la représentation. »
D’ailleurs, le titre n’est pas de lui mais de Jean-Marie Piemme, à qui le metteur en scène a passé commande du texte, voilà un peu plus d’un an, dans des conditions que l’auteur belge n’a pas oubliées : « Un jour il me téléphone et me dit : “Tu connais le film de Fassbinder Je voudrais seulement que vous m’aimiez ? Regarde-le et dis-moi ce que tu en penses”. C’est tout ! Ce n’est que bien plus tard qu’il m’a proposé d’écrire une pièce à partir du film. »
Dès le premier coup de fil pourtant, Bournac a une idée en tête. Depuis des années, il est fan de Fassbinder, le cinéaste allemand phare des années 1970. Un jour de 2012, en passant devant l’Utopia, il découvre l’affiche de Je voudrais seulement que vous m’aimiez, et en même temps l’existence de ce film écrit pour la télé allemande en 1976 et jamais projeté en France. L’histoire d’un jeune maçon qui veut acheter l’amour des autres en les couvrant de cadeaux, et obtenir la reconnaissance par le travail. Ne recevant rien en retour, broyé par la société de consommation, il finit par commettre un crime sans mobile, comme pour s’extraire de la communauté des hommes.
Du Fassbinder et de la boxe
Quand il sort de la salle, Sébastien Bournac est fasciné par ce qu’il vient de voir : « Le film saisit la question de la vie, et celle de la confusion des sentiments et du matérialisme. » Une fois chez lui, il se rue sur internet pour en apprendre davantage, découvre que Fassbinder s’est inspiré du témoignage authentique d’un détenu condamné à perpétuité, publié dans un essai sociologique sur les prisons, et que si le film n’était jamais sorti en France, c’est à cause d’une histoire de droits liée à cette étude. Il achète le livre, fait traduire le témoignage utilisé par Fassbinder, en dévore les 40 pages, et décide d’en faire la base de sa prochaine création : « Je voulais quelque chose de neuf. Pas une simple réécriture. Il me fallait trouver un biais, une idée. » L’idée jaillit quelques mois plus tard, dans un théâtre de Montréal. Sébastien Bournac raconte que ce soir-là, il assiste à une représentation de J’accuse, une pièce écrite par Anick Lefebvre, jeune auteure canadienne. Cinq portraits de femmes à travers cinq monologues. Il se dit sidéré par ce qu’il voit et entend, émerveillé par l’énergie que dégagent ces prises de paroles, et par cette ambiance à mi-chemin entre le stand-up et le meeting politique : « Je me suis dit : c’est ça qu’il faut faire… Retrouver l’énergie de la parole ». C’est après cette révélation que le téléphone sonne une deuxième fois chez Jean-Marie-Piemme. La commande est simple : s’inspirer du film de Fassbinder et en tirer une suite de sept prises de parole. L’auteur jubile : pas de dialogue mais de la parole choc. Exactement ce à quoi il aspire : « Le théâtre c’est de la boxe… même pour moi qui ne suis pas sur le ring. Ce n’est pas qu’une affaire de sens. C’est surtout une affaire d’énergie, de contact. »
De la télé et un prétexte
Emporté par son élan, Jean-Marie Piemme plaque sur les motifs de Fassbinder ses propres thèmes de prédilection : le rapport père-fils, le sens du travail, la question de l’absolu, l’écart entre la réalité et l’idée qu’on s’en fait, l’illusion qui fait vivre, et celle qui tue. Le tout immergé dans le monde d’aujourd’hui, dont il prend le pouls dès que l’occasion se présente : « Je regarde les gens vivre. Je les écoute parler. Je regarde la télé, aussi. Non pas que ça m’intéresse, mais on y voit toujours des gens qui prennent la parole. J’ai plaisir à imaginer la vie des autres. Être dans un métro, me mettre en face de quelqu’un et me dire : qui est-ce ? » Une fois écrit, le texte fait des aller-retours entre l’auteur et le metteur en scène, profite de quelques améliorations après la lecture par les acteurs, et revêt sa forme définitive. La trame du film est respectée : un meurtre gratuit bouleverse la vie d’un homme et de ses proches. Le reste de l’intrigue est à peine esquissé, comme laissé à l’appréciation du spectateur. Piemme le revendique : « Ce n’est pas une pièce policière. Le meurtre est un prétexte, une pierre jetée dans un lac, et qui fait des vagues. Il oblige les personnages à se repositionner dans le monde, et à travers eux, je me positionne moi aussi. »
Ce sont toutefois les comédiens que ce texte oblige le plus à se repositionner. Rigoureusement choisis par Sébastien Bournac, ces derniers n’ont jamais joué ensemble et jamais interprété de prises de paroles de ce type.
Des choses vues, lues, vécues
Plus inhabituel encore, ils ont découvert le texte collectivement, en présence de l’auteur, au cours d’une lecture à haute voix qui a marqué Pascal Sangla, interprète de l’employeur de Carlos, le jeune assassin : « On ne peut pas se planquer aussi facilement que derrière un dialogue. C’est déstabilisant, mais Sébastien Bournac est radical, et j’ai confiance en lui. » Pour trouver la clef de son personnage, chacun adopte une méthode différente. Alexandra Castellon, l’épouse de l’assassin, y pense continuellement et murmure son texte partout : sous la douche, dans le métro, dans la rue. Benjamin Wangermée, interprète de l’assassin, compte sur « l’accumulation de mots qui, naturellement, finiront par donner corps au personnage ». Régis Goudot, qui a déjà interprété du Piemme mis en scène par Bournac dans Dialogue d’un chien avec son maître, tâtonne encore : « C’est un peu comme une fouille archéologique. Chaque jour de travail révèle une part du mystère. Un monologue comme celui-là, c’est un grand saut dans le vide. Il faut trouver l’évidence du moment présent ». Sur les conseils du metteur en scène, certains s’imprègnent d’ambiances de spectacles, de livres ou de films : Von Trier pour Alexandra Castellon, Almodovár pour Alexis Ballesteros, qui raconte être allé chercher, pour composer son personnage du livreur
de pizza, « des choses intimes qu’on ne confie à personne, pas même à ses potes. », la lecture de l’Éloge du Carburateur, de Matthew Crawford, pour Pascal Sangla, ou des spectacles de stand-up et des films de Xavier Dolan pour Séverine Astel : « Pour le rôle de la mère, je pense surtout au stand-up, parce que c’est l’acte de parole qui compte. Le reste, on le compose avec nos références, tout ce qu’on a vécu, vu, lu. Tout ce kaléidoscope qui est en nous. » Ce kaléidoscope joue d’ailleurs parfois des tours : « Quand j’ai lu le texte, souffle la comédienne Raouya, qui joue la grand-mère de Carlos, j’ai pleuré parce que l’histoire de cette femme faisait écho à ma propre vie. Maintenant, c’est différent. J’ai pris de la distance. J’ai travaillé et je me suis posé des questions. J’ai compris qu’elle était méchante, même si c’est malgré elle, et j’ai moins d’empathie désormais. ». C’est qu’il en faut, du travail et des questions pour arriver à la définition que Sébastien Bournac donne du théâtre : « Quelqu’un qui parle sur scène, avec un léger décalage qui nous amuse, et qui nous permet de regarder le monde autrement. »
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