Reparler de la catastrophe d’AZF a pour singularité de mettre à peu près tout le monde d’accord : tout a été dit… ce qui n’empêche pas chaque toulousain d’accepter de se pencher une nouvelle fois sur la question, au cas où on aurait oublié quelque chose, minoré un aspect, ou exagéré un autre. Parce qu’au fond, AZF fait partie de notre histoire commune, pour le meilleur et pour le pire, comme le rappelle Yannick Lacoste, référent en Haute-Garonne de Génération Écologie, le parti de Delphine Batho : « Cette usine avait quelque chose d’emblématique, elle existait avant Aérospatiale. On avait un attachement particulier à l’Onia (ancien nom d’AZF, ndlr) qui était un peu comme un vieux grand-père. » Un avis partagé par le maire de Toulouse, Jean-Luc Moudenc, pour qui les Toulousains n’avaient d’autre choix que d’assumer collectivement ce fardeau : « Cette usine était là depuis si longtemps qu’elle nous appartenait un peu à tous. On l’avait gardée alors qu’on avait toujours entendu qu’elle pèterait. C’était une épée de Damoclès qui faisait partie du paysage. Donc on était tous concernés. Lors de l’explosion, c’est une partie de nous-même qui a été touchée. » Directeur de la Toulouse School of Economics, Joël Echevarria va plus loin : « Tout le monde a pensé, ce jour-là, qu’une canalisation avait pété dans son sous-sol. Donc chez lui. Ça signifie que plusieurs centaines de milliers de Toulousains ont eu la même réaction au même instant. Dans l’inconscient, c’est un truc qui marque. » Mais l’usine a beau faire partie du paysage, la population avait fini, à la longue, par oublier ce que l’on y fabriquait précisément. Et donc sa dangerosité. Le retour à la réalité n’en a été que plus violent : « Passé le sentiment d’injustice, il y a eu une prise de conscience : Toulouse est une ville industrielle. L’essentiel des Toulousains étant des néos, ils n’avaient pas eu l’impression d’arriver dans une ville industrielle mais plutôt dans une ville de créateurs, qui fonctionne, à la pointe du progrès. » À l’instar du patron de la TSE, nombreux sont ceux qui considèrent qu’à l’aube du nouveau millénaire et de l’explosion du numérique, l’usine AZF ne correspond plus à l’image résolument moderne que Toulouse cherche à se donner. Sans faire sienne l’expression de vilain petit canard, et tout en voulant ménager la mémoire des vieux Toulousains, le premier magistrat de la ville reconnait par exemple que « cette usine n’était pas au diapason du changement de la ville, la chimie traditionnelle n’ayant pas accompli sa mutation technologique comme d’autres secteurs. » De là à prévoir le pire, nul évidemment ne l’imaginait. « Au-delà de l’imprévisible, on était dans l’impensable », résume bien Brice Torecillas, écrivain. À la fin des années 1990, tout semble en effet sourire à Toulouse. La ville vit une sorte de Dolce Vita qui lui confère la réputation enviable de ville préférée des Français pour travailler, vivre ou étudier. Présentatrice vedette à l’époque de la télé locale TLT, Priscille Lacombe se souvient : « Tout allait très bien, on sortait de l’ère Baudis, il faisait beau, l’aéronautique se portait bien, le Stade venait d’être champion. Lorsque l’usine a explosé, tout s’est figé. Il y a eu une sorte d’arrêt sur image. Tout le monde s’est demandé : mais pourquoi nous ? » Le patron de Miharu qui était alors directeur de la Sem du Sicoval Jean-François Renac, livre la même analyse : « Dans les jours qui ont suivi l’explosion, il y a eu beaucoup de peine, pas seulement par rapport aux blessés, une sorte de tristesse collective. Peut-être parce que cette ville n’avait jamais été touchée. S’en est suivi un gros coup de blues. Pendant au moins un an, il n’y a plus eu d’idées ni de projets. On avait perdu notre insouciance. » Une rupture dont Jean-Luc Moudenc nous disait, dans une interview publiée en 2015, avoir mesuré l’impact sur le long terme : « Je pense que ça a donné à cette ville, tout comme lors de l’affaire Merah, une gravité qui n’était pas dans son tempérament et ça a peut-être fait comprendre à certains qu’on n’était pas les meilleurs en tout. La fierté toulousaine a été un peu écornée. Je pense que ça a un peu fragilisé une certaine assurance trop systématique. On se pensait un peu à l’écart des risques du monde. »
Moment de recueillement lors de la cérémonie commémorative des 10 ans ©Rémi BENOIT
Brice Torecillas n’hésite pas, de son côté, à parler d’une double peine pour les Toulousains alors en plein âge d’or : « Alors que l’on vivait dans une espèce d’optimisme général, où l’on croyait qu’il n’y aurait plus de conflit majeur, en quelques jours, on a pris deux claques. L’insouciance perdue ce jour-là, on ne l’a jamais vraiment retrouvée. » Yannick Lacoste de Génération écologie abonde dans ce sens : « AZF a participé à un climat anxiogène qui faisait que l’on sentait que l’on rentrait dans une période compliquée, à plein de niveaux, où plus personne n’allait être à l’abri de rien. Et que l’on pouvait en prendre plein la tronche que l’on soit aux États-Unis ou à Toulouse. » Aussi lorsque l’usine part en fumée ce tristement célèbre 21 septembre 2001 à 10h17, le peuple toulousain, passé l’effroi et la stupeur, se réveille, comme après une vilaine gueule de bois, en se demandant ce que l’on va penser de lui. Troisième adjoint en charge de l’urbanisme au moment des faits, Jean-Luc Moudenc reconnaît avoir eu peur que l’image de Toulouse s’en trouve durablement abîmée : « Les images étaient affreuses, on aurait dit un champ de ruines dans un pays en guerre. J’ai craint sur le moment que la ville n’ait plus l’image d’un territoire à succès. » Député au moment des faits, Pierre Cohen, son successeur au Capitole, se souvient quant à lui du changement brutal du regard des gens, notamment à Paris : « D’un coup, cette ville, universitaire, technologique, se retrouvait stigmatisée, au même niveau, voire pire que les villes minières. C’est d’ailleurs pour ça que je me suis employé à démontrer, au sein la commission d’enquête parlementaire, que cela aurait pu arriver partout. Et que ce n’était pas dû à l’inconscience ou à l’irresponsabilité des Toulousains. »
Parfaitement conscient de ce risque, Philippe Douste-Blazy, élu, en partie, en 2001 sur la promesse de sortir Toulouse de la mono-industrie, dégaine alors son projet de cancéropôle, devenu depuis l’Oncopôle. Un projet innovant et ambitieux qui n’aurait sans doute jamais vu le jour admet, avec le recul, celui qui est aujourd’hui président d’Unilife : « Le déclencheur aura été d’avoir gratuitement 200 hectares contigus et une dépollution qui aurait coûté plusieurs centaines de millions d’euros. Au fond, la collectivité locale a été très gagnante. » Une façon, pour Joël Echevarria de rappeler que l’éclaircie vient toujours après la pluie : « C’est toujours dans les crises que de telles initiatives voient le jour. Mais faut reconnaitre que faire d’un champ de ruines où plane la mort un pôle de recherche et d’espoir pour prolonger la vie, symboliquement, c’est très fort. » Pour Jean-François Renac, l’Oncopôle est également le symbole d’une nouvelle manière d’aborder les choses qui se met en place dans la Ville rose à partir de ce moment-là : « On avait du mal à jouer collectif jusqu’alors, ce qui fait que l’on était sur le plan économique en retard en terme de structure, notamment par rapport au Sicoval où Claude Ducert était visionnaire. La nécessité de reconstruire nous a obligé à changer de braquet. En quelques années, on est par exemple passé d’un petit district à une Métropole. » Pour le fondateur de la marque So Toulouse en 2009, le tragique accident a surtout permis d’accélérer la mutation économique de la ville : « On n’identifiait pas la zone AZF comme une zone d’avenir. C’était une fin de cycle pour ce type d’industrie. Cette catastrophe a accéléré le virage qu’il fallait prendre et a contribué à tourner définitivement Toulouse vers la recherche et la modernité. » Élu en 2008 au Capitole, Pierre Cohen reconnaît que la tragédie d’AZF l’a conforté dans sa décision de miser sur la recherche et la science. Si la catastrophe a eu des conséquences en matière de développement, elle en a eu également sur les liens qui unissent ses habitants. 20 ans après, personne n’a oublié le formidable élan de solidarité qui s’est mis en place instantanément. Aux premières loges à TLT, Priscille Lacombe en garde des frissons à la seule évocation du souvenir : « J’ai vu des gens meurtris dans leur chair aller en soutenir d’autres, des histoires incroyables de solidarité entre les générations. On s’est tous donné la main, parce que les gens qui sont morts ce jour-là, cela aurait pu être nous. Il y a eu un phénomène d’identification très fort. Et une vraie fierté à surmonter l’épreuve ensemble. » Au risque de tomber dans le cliché, elle ose même la métaphore rugbystique : « Ce fameux esprit rugby dont on parle tant à Toulouse, on l’a bien senti ce jour-là. Cela a créé une solidarité sur le long terme entre les Toulousains présents à l’époque. Et dans le fond, il restera toujours ceux qui l’ont vécu et ceux qui n’y étaient pas. »
Philippe Douste-Blazy et Jean-Luc Moudenc lors d’une conférence de presse à l’Oncopôle ©Rémi BENOIT
Pour Brice Torecillas, il n’y a rien de surprenant que ce genre de catastrophe ait contribué à renforcer l’identité locale : « Au-delà des traumatismes personnels, il y a eu le traumatisme de la ville. On s’est sentis plus toulousain parce que la souffrance nous lie. C’est un peu le pendant de la joie : quand le Stade gagne, on va embrasser des inconnus ; dans une catastrophe, on va pleurer avec eux. » Unis dans la douleur comme dans la joie, Yannick Lacoste souscrit au constat. Au point d’y ajouter un zeste de chauvinisme : « Avec Merah 10 ans plus tard, c’est la première fois que l’on parlait négativement de Toulouse. Je crois que cela nous a un peu piqué au vif dans notre fierté. » Une fierté incompatible, pour Jean-François Renac, avec la compassion du reste du monde témoignée à l’égard de Toulouse dans les années qui suivent le drame : « Ce n’est pas dans la culture de la ville. Ça nous a gonflé parce qu’on est là pour avancer, pour gagner, pas pour qu’on nous plaigne. » « Pendant longtemps, les gens qui n’étaient pas de Toulouse nous renvoyaient systématiquement à ça. C’était douloureux parce que c’était une manière de remettre à chaque fois un peu de sel sur la plaie », approuve Joël Echevarria. N’en déplaise au directeur de TSE, la population toulousaine va pourtant, pendant de longues années, développer une forme de schizophrénie à l’égard d’AZF : en dépit d’une volonté affichée d’aller de l’avant, la catastrophe est (omni) présente dans les conversations comme a pu le constater Fabrice Valery, journaliste à France 3 à son arrivée à Toulouse en 2003 : « Si de l’extérieur, notamment en centre-ville, on ne voyait plus rien, à l’intérieur, tout le monde en parlait. Il y avait ça sur toutes les lèvres, même ceux qui voulaient passer à autre chose. » Une persistance que Yannick Lacoste met au crédit de la lente reconstruction de la ville, notamment dans les quartiers les plus touchés par la catastrophe. « Une fois que tout a été déblayé, c’était désolant, d’une tristesse macabre quand tu passais vers la route d’Espagne, ou sur la rocade. C’était déprimant au possible. Il y a eu un fort sentiment d’abandon chez beaucoup de gens. » 20 ans après, la Ville ne porte quasiment plus aucun stigmate de la catastrophe. Et alors que les victimes s’apprêtent, en se tournant le dos, à commémorer ce bien triste anniversaire, tout porte à croire qu’il va se dérouler dans l’indifférence quasi générale. Rien d’étonnant pour Joël Echevarria qui trouve logique de ne pas être fier d’avoir vécu ce moment : « Ce n’est pas comme lorsque Maradona est venu jouer en coupe d’Europe. » Le directeur de la TSE n’est pas le seul à douter du désir des Toulousains à se souvenir du 21 septembre 2001. Priscille Lacombe, par exemple, rappelle qu’un accident industriel, « c’est lourd à porter, ça continue à faire tâche ». Sans le porter en bandoulière, Yannick Lacoste admet de son côté la difficulté à transmettre à ceux qui n’y étaient pas. « C’est frustrant de ne pas arriver à décrire ce que ça a été, l’effroi, l’inquiétude, les premières manifs, très tripale, les réunions extrêmement tendues, notamment à Mix’Art Myrys, où l’on s’empoignait. » Seul Brice Torecillas semble croire que cela ne disparaitra jamais, et qu’AZF rentrera, à l’instar des grandes catastrophes comme l’incendie de la rue Maletache en 1463, dans la grande Histoire de Toulouse. « On essaie de le mettre de côté mais c’est là. Les néo-Toulousains n’ont pas le choix : ça fera partie de leur passé même s’ils ne l’ont pas vécu. AZF est emblématique d’une société moderne, avec un accident industriel, une urbanisation coupable. C’est une guerre de notre temps. Ne pas penser à AZF, c’est ne pas être Toulousain. ».
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