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BOUDU

Bureau des pleurs

Qu’ils ont dû se sentir seuls les salariés toulousains en souffrance, en apprenant qu’ils travaillaient dans la capitale mondiale du bonheur au travail. Seuls ou incompris. Car toutes les enquêtes le montrent : les conditions de travail se sont dégradées en France. Les chiffres officiels sont formels : le risque psycho-social (RPS) est passé devant le trouble musculo-squelettique (TMS). Autrement dit, le risque majeur, au XXIe siècle, est la souffrance au travail, qui se traduit par de l’anxiété, des phobies ou une dépression.

Et Toulouse ne fait pas exception à la règle. L’actualité l’a rappelé dernièrement dans de nombreux secteurs comme l’enseignement, la santé, la police ou le BTP : « Il y a un mythe de la ville industrielle, prospère, où tout va bien. Mais cela cache des souffrances énormes ». Pour Laurent Maunier, consultant CHSCT (Comité d’hygiène de sécurité et des conditions de travail) pour le cabinet de conseil Secafi, tous les secteurs sont touchés, même les plus privilégiés. « Dans le milieu aéronautique, qui se porte pourtant très bien financièrement parlant, il y a une véritable épidémie d’accidents cardio-vasculaires. » Un avis partagé par Cathy Dupuy, consultante RH qui a longtemps travaillé dans la formation professionnelle : « D’une manière générale, les gens sont en déficit de confiance et d’estime de soi. Leur travail ne prend pas sens à leurs yeux. » Pour celle qui exerce également en libéral en tant que psychothérapeute, c’est la société « esclavagiste » qui est responsable de tous les maux : « L’humain se sent de moins en moins libre, de plus en plus pressuré. Du coup, il cultive des milliards de peurs. » Psychologue du travail, Quentin Thévenon stigmatise également le contexte socio-économique, la « mise en concurrence de personnes autour de machines très complexes, et le fait de travailler dans des entreprises avec lesquelles on ne partage rien et qui voient dans les salariés des variables d’ajustement. » Reste que le phénomène n’est pas nouveau. Michel Niezborala, ancien médecin inspecteur à l’inspection du travail (Direccte), aujourd’hui coordonnateur médico-technique chez Astia, mentionne par exemple l’existence d’un bulletin d’inspection, daté de 1910, qui décrivait « la névrose des téléphonistes, sous pression, en butte à des incivilités, et son impact sur la santé ».

Une transformation brutale de la société Si Laurent Maunier souscrit à cette précision historique, c’est pour mieux souligner l’accélération du phénomène au cours de ces 20 dernières années : « Avec le passage de la gestion paternaliste à des gouvernances financiarisées, la place de l’individu a été modifiée. » Contrairement à ce qu’on pouvait imaginer, les trente glorieuses seraient donc responsables de nos maux. En cause, l’apparition, depuis les premiers chocs pétroliers, « des problématiques de coûts et de compétitivité liées à l’ouverture au monde », analyse Michel Niezborala. Des transformations dont le salarié n’est pas forcément le bénéficiaire selon Laurent Maunier, pour qui la donne a changé depuis le passage d’une industrie qui produisait à une industrie qui ne produit que lorsqu’il y a de la demande : « Les délais de réactivité étant plus rapprochés, la confrontation avec le client est plus forte, et les régulations de moins en moins possibles. » À l’inverse, dans le monde des services, apparaissent des normes de production : « On assiste à une industrialisation, en particulier dans la banque ou les assurances, avec l’apparition des plateaux de services », poursuit Michel Niezborala. En s’ouvrant à la concurrence, les entreprises sont devenues plus exigeantes avec leurs collaborateurs. Au point de leur demander l’impossible, pour l’ancien inspecteur de la Direccte : « Dans les écoles de management, au début des années 1970, on apprenait à jouer soit sur le coût, soit sur la

qualité, soit sur la flexibilité pour tirer son épingle du jeu. Aujourd’hui, les entreprises essaient de tenir les trois. » Cette ambition ne va pas sans créer des contradictions. Exemple : travailler vite en faisant de la qualité. Des « injonctions paradoxales » qui peuvent causer des problèmes éthiques, en particulier dans le milieu de la santé. À la clinique du Parc, par exemple, Arnaud Delon, secrétaire CHSCT, s’alarme des ravages provoqués par la recherche constante de rentabilité sur le métier d’infirmier : « Ils craquent tous parce qu’ils ne se retrouvent plus dans leur travail. Ils sont soumis à de telles cadences qu’ils ont le sentiment de ne plus respecter le patient. Et donc de ne plus faire leur métier. » Idem dans les maisons de retraite où fixer un nombre minimum de toilettes à effectuer est incompatible avec le rythme des personnes âgées. Pour Michel Niezborala, la frontière est ténue entre « Je ne fais pas un travail de bonne qualité » et « Je ne suis pas de bonne qualité » : « On aboutit facilement à une remise en cause de soi, ce qui est la porte ouverte à la dépression. »

Conflits éthiques Pour Quentin Thévenon, il convient de ne pas négliger la violence émotionnelle, ces situations dans lesquelles « les travailleurs sont obligés de cacher, maîtriser ou feindre leurs émotions ». Les téléopérateurs ou conseillers de banques peuvent ainsi se retrouver en proie à des « conflits éthiques » : « Proposer un crédit à une famille dans l’incapacité de l’assumer, ou couper l’accès à l’électricité en plein hiver, c’est délétère pour la santé psychique. » Le progrès technologique est aussi pointé du doigt. En particulier l’arrivée du numérique : « Être connecté en permanence, ne pas oser éteindre son téléphone… Certains salariés se sentent dans l’obligation de répondre à toute sollicitation, même à 1h du matin », explique Quentin Thévenon. De manière générale, la culture du changement permanent est source d’inquiétude : « Changer de système de gestion, d’organisation ou être racheté, génère de l’inconfort et de la précarité », illustre Francis Tolmer. Cet état de fait s’est traduit par une explosion du nombre de consultations médicales. Claude Burguier, médecin généraliste à Toulouse témoigne : « Ils

présentent les symptômes de la dépression : fatigue, douleurs, anxiété. Il y a 20 ans, ce type de cas n’existait pas. Aujourd’hui il est très fréquent. » Pour mieux appréhender les raisons qui conduisent les salariés à souffrir, encore faut-il cerner leurs attentes. Et commencer par se demander s’il est obligatoire d’être heureux au travail. En la matière, Laurent Maunier rappelle que cette question est récente : « Pendant longtemps, l’homme n’a été qu’une matière à produire. Le travail n’était pas fait pour être heureux. Ce n’est que depuis la fin de la domination anglo-saxonne du taylorisme et du fordisme que le travail peut être un lieu d’épanouissement. Mais n’oublions pas que travail vient du latin tripalium… un instrument de torture ! » Pour Quentin Thévenon, la relation asymétrique ne doit en effet pas être occultée : « Quand on n’a pas le choix, c’est forcément un peu pénible. Par ailleurs, on veut faire croire, dans les écoles de commerce, que ce n’est pas normal de ne pas s’épanouir au travail. Or le but du travail, ce n’est pas d’aller bien ! ». Pas question toutefois, pour le psychologue, de nier les bienfaits du labeur : « Il garantit une place dans la société, rythme le quotidien, permet de faire des projets. » Autonomie, désir de se sentir compétent, reconnaissance, perspectives, capacité à se projeter dans le temps, possibilité d’influer sur les choses, conditions de travail décentes,  l’ensemble des experts interrogés est formel : le salarié toulousain est comme les autres et attend beaucoup de son travail. Parfois même trop. Aux surcharges de travail sont venues s’ajouter de nouvelles pathologies comme le bore-out, concept apparu récemment, qui touche des personnes dont le contenu de la tâche est soit très répétitif, soit très monotone. De l’ennui à l’inutilité, il n’y a parfois qu’un pas. Pour Quentin Thévenon, la « planque » n’est pas forcément la panacée : « Ils sont réellement en souffrance parce que dans l’incapacité de mettre en jeu leurs capacités. Sans compter qu’avec le risque du chômage, ils n’osent pas dire qu’ils s’ennuient par crainte de menacer leur job. »

L’entreprise, le bateau ivre Autre cause régulièrement citée, la difficulté à comprendre la stratégie de l’entreprise : « Le salarié est perdu dans un monde dont il ne comprend pas les enjeux. Il fait partie d’un processus dans lequel sa contribution se perd dans un ensemble de normes » constate Francis Tolmer. Et de prendre l’exemple du manager d’une grande entreprise spécialisée dans l’énergie rencontré récemment dans la région toulousaine : « Quand je lui ai demandé

quelle était la stratégie de sa boîte, il m’a répondu : “maintenir le cours en bourse”. » Sébastien*, qui occupe un poste d’encadrant chez Airbus depuis une dizaine d’années, reconnaît les difficultés de certains de ses collègues : « Des enquêtes ont été menées pour mesurer le niveau d’engagement des salariés. On était au bas de l’échelle, notamment à cause d’un déficit de compréhension de la stratégie de l’entreprise. Si pour ceux qui livrent les avions c’est simple, pour ceux qui font de la R&D (Recherche & Développement ndlr), c’est plus difficile à comprendre. » Rien d’étonnant, après cela,  de constater que de plus en plus de salariés disent ne pas s’identifier à leur entreprise alors même que cette notion apparaît comme primordiale : « Il y a beaucoup de souffrance quand il n’y a pas d’authenticité », assure Quentin Thévenon. Et l’argent dans tout ça ? Pour Élisabeth*, médecin du travail chez Astia à Toulouse, il peut jouer un rôle majeur dans l’angoisse au travail : « Les gens se mettent à un niveau de vie qui leur impose de continuer à gagner le même salaire. Du coup, ils ne veulent pas lâcher ». Le salaire a beau fonder le contrat de travail, il n’est pas la seule forme de reconnaissance, estime Quentin Thévenon, en particulier dans des professions où les conditions de travail sont difficiles comme l’enseignement ou la santé : « On peut motiver les gens avec des primes mais cela ne suffit pas. La reconnaissance relationnelle, c’est ça qui les fait tenir. »

La peur du chômage L’ombre planante du chômage a également un impact très important. Pour Élisabeth, c’est même le facteur clé : « La hiérarchie, des personnes qui ne s’entendent pas, ça a toujours existé. Ce qui est nouveau, c’est la pression même de l’emploi : les salariés restent dans l’entreprise même s’ils ne sont pas bien. » Au point parfois de devenir leurs propres bourreaux selon Quentin Thévenon : « L’inquiétude des salariés les pousse à accepter des conditions de travail de plus en plus difficiles. L’idée qu’on puisse être remplacé à tout moment stresse énormément. » Francis Tolmer va plus loin en rendant ces peurs responsables du délitement du collectif : « Chacun craignant pour son job, le collectif a disparu. » Michel Niezborala établit le même constat : « L’individualisation répond à une revendication des salariés eux-mêmes. Dans un collectif  de stagiaires, de CDD et de CDI, il devient de plus en plus difficile de partager un objectif commun, tant les intérêts se superposent. » Selon une étude réalisée par le cabinet Deloitte et publiée en avril dernier sur le bonheur au travail, qui sonde l’opinion de 1 800 salariés tous secteurs confondus, 7 salariés sur 10 ne se sentent pas reconnus à leur juste valeur. Directement visés, les managers. Pour Élisabeth, c’est fondamental : « Plus j’avance et plus je me dis qu’il faut travailler sur les managers. 80 à 90 % du bien-être du salarié tient à la personnalité du

directeur. » Pour Francis Tolmer, cela commence par les mots qu’on emploie comme celui de « ressource » dans le milieu de l’aéronautique : « En utilisant cette terminologie, les SSII donnent l’impression de vendre de la viande : c’est “tant la journée pour un ingénieur ou un technicien”. Du coup, les salariés ont l’impression d’être des pions qui seront remplacés le jour où un logiciel pourra faire le travail à leur place. » Être davantage attentif à l’autre, voilà ce qui manque dans les entreprises selon Cathy Dupuy qui prend l’exemple, toujours dans le secteur aéronautique, de ce manager qui engueule un salarié, en retard chaque jour depuis trois semaines, sans lui demander pourquoi. La réponse fait froid dans le dos : « Il m’a dit qu’il n’avait pas trouvé la force de dire qu’il amenait tous les matins sa fille en chimiothérapie ». Si le manager n’est pas exempt de tout reproche, pour Laurent Maunier il convient toutefois de ne pas en faire un bouc émissaire : « Son pouvoir d’agir est très réduit parce qu’il est lui-même dans un système où on lui demande du reporting. Il n’a malheureusement plus le temps de faire du management humain. » Directrice du cabinet de conseil en RH Liens & Perspectives, Dominique Morlet-Pujol appelle elle aussi à plus d’indulgence : « Les organisations ne prennent pas assez de temps, c’est un fait, et c’est cette rapidité qui crée de la souffrance au travail. Mais les réunions que les managers font sauter ne doivent pas être perçues comme un manque de respect. » Autre problème identifié, les objectifs mal définis : « Quand on combine des charges de travail très intenses avec des objectifs qu’on ne peut pas atteindre, le stress s’installe », analyse Quentin Thévenon.

Le rôle des RH Spécialisé dans l’accompagnement des salariés en souffrance passagère au travail, Francis Tolmer pointe quant à lui l’ineptie de certains process, en prenant l’exemple de cette entreprise toulousaine dans laquelle on impose à un manager de faire le point tous les matins avec son équipe alors qu’elle fait de la R&D au long cours ! L’absence de perspective d’évolution est également préjudiciable : « Cela a du sens de s’investir dans un job quand le futur est en forme d’escalier », poursuit-il. Pas question cependant pour Dominique Morlet-Pujol de noircir le tableau : « Les entreprises n’ont pas envie que leurs salariés aient la boule au ventre. Elles savent que l’épanouissement est un vecteur de performance. » Derrière les managers, c’est l’efficacité des ressources humaines qui est remise en cause. Là encore, il s’agit de ne pas se tromper de cible pour Francis Tolmer : « Les RH ont du mal à se faire entendre dans un comité de direction. Ils ne sont que la conséquence d’une vision de l’entreprise. On assiste de plus en plus à une industrialisation de la relation. » Arnaud Delon, de la clinique du Parc, fait par exemple le distingo entre la direction de la clinique et l’actionnaire : « Lorsque nous l’avons alertée, en août dernier, de la situation dramatique dans laquelle se trouvaient les infirmiers, la direction a bien réagi. Mais on sent qu’elle a les mains liées et qu’elle essaie de répondre aux objectifs de rentabilité fixés par le groupe Capio. »

Quant à ceux qui voudraient porter le débat sur le terrain de la conscience professionnelle, Cathy Dupuy l’assure, elle n’a jamais rencontré quelqu’un qui en était dépourvu : « Des gens démotivés, usés, oui. Mais majoritairement, ils sont compétents et de bonne volonté. » Élisabeth, la médecin du travail chez Astia, pointe du doigt la culpabilisation sous-jacente de la société : « Le salarié ressent qu’il est de plus en plus une marchandise parmi les autres. Pire, qu’il est un coût pour l’entreprise. Du coup, il met en place des systèmes de défense en devenant individualiste, en ne s’intéressant plus au travail. Alors que si on lui donne les conditions pour s’épanouir, il sera ravi. » Laurent Maunier refuse également de considérer les salariés comme structurellement réfractaires au changement : « Ils comprennent la nécessité de changer. La difficulté réside dans la méthode, la manière de les y amener, de les outiller. Mais il y a, du côté de l’entreprise, un déni de l’importance et de la profondeur de ces transformations. »

*Les prénoms ont été modifiés

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