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BOUDU

Canard gras : Mécanique grippée


À première vue, rien ne semble pouvoir perturber le quotidien des agriculteurs de la région. Les fermes ont l’air de suivre leur cours habituel, dans le calme de la campagne. Et pourtant. Si les bêtes, paisibles, paraissent imperturbables, les éleveurs sont plus inquiets. À Villeneuve-lès-Lavaur, épicentre de la zone de surveillance, Martine et Denis Filhol poursuivent leur activité de canards gras, non sans mal. Avec les nouvelles mesures de biosécurité prises par le ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, le couple tarnais a dû s’adapter : élevage en bande unique, aménagement d’un sas à l’entrée des unités de production et interdiction d’accès pour tout individu étranger à l’exploitation. De nouvelles réglementations, visant à limiter la propagation du virus H5N8 de la grippe aviaire, qui s’ajoutent aux précédentes et donnent aux fermes des allures de laboratoires scientifiques. « C’est dans notre intérêt de respecter ces mesures. C’est ce qui nous permet de vivre, après tout, alors pourquoi risquer de le perdre ? » À notre arrivée, l’exploitante nous prévient : « Vous ne pourrez pas voir les canetons, nous sommes en zone réglementée ». Ici, les mesures sont donc appliquées à la lettre. Des contrôles sont d’ailleurs régulièrement effectués sur les 6 000 bêtes du couple par Vivadour, la coopérative agricole dont dépend cet élevage IGP (Indication géographique protégée). Un peu plus loin, dans son exploitation située en bord de route, à Viviers-lès-Lavaur, Viola Foglia s’occupe de son élevage de canards de Barbarie sans pour autant changer ses habitudes. C’est donc dans une tenue de travail des plus classique – pantalon et polaire marron –, en compagnie de Réglisse, son chien passe-partout, que la Belge d’origine circule parmi ses 600 canards, de la maternité aux différents enclos et abris, en passant par les salles de gavage et d’abattage de sa petite ferme en circuit fermé. Pas de combinaisons ni de protections pour nos chaussures non plus : « Nous sommes opposées à ces mesures », revendique Pascal Germain, salarié de la ferme Jaussely Foglia. « Le gouvernement a instauré des règles non adaptées aux petits producteurs. On fait attention, mais ça s’arrête là », explique la propriétaire. Car installer des sas, des bacs de désinfection ou se laver les mains en permanence sont, pour eux, une perte de temps et d’argent. Ici, on aime d’ailleurs en plaisanter : « Attention, il faut passer par le bac de désinfection avant d’entrer dans l’enclos ! ». Il n’y en a pas, alors on fait semblant. Les mises aux normes sont compliquées pour ces petits producteurs, bien plus que pour les industriels qui ont plus de moyens : « Le gouvernement est un peu loin de la réalité. Il ne prend pas en compte notre situation, regrette Viola. Pour l’instant, on n’a pas eu de contrôles, mais ça viendra. On a jusqu’en 2018 pour se mettre aux normes ».

Nous avons appris le retour du virus par la presse, on aurait espéré l’apprendre autrement. D’ici là, les agriculteurs espèrent que la crise sera passée. Mais pour l’instant, ils regrettent surtout de ne pas être plus informés : « Nous avons appris le retour du virus par la presse, on aurait espéré l’apprendre autrement. Les autorités ne communiquent pas assez, nous n’en savons pas plus qu’un citoyen lambda », déplore Pascal Germain. Petits producteurs ou grands éleveurs, quel que soit leur statut, les acteurs de la filière avicole ne savent plus où ils en sont. Ils sont d’autant plus déstabilisés que les pratiques qui ont cours depuis plusieurs décennies dans la filière pourraient expliquer en partie la mortalité des canards. François Le Clerc, référent pour le Tarn de la Confédération paysanne, explique l’épizootie par la génétique : « Le croisement de canards, qui se fait depuis des années et permet d’obtenir une bête plus grasse, conduit à une suppression de rusticité et donc à une plus forte sensibilité au virus. Le canard de Barbarie, qui n’est pas génétiquement modifié, est donc plus résistant que le mulard ». Preuve de ce désarroi, Martine Filhol, dans son atelier de peinture rempli de toiles, nous questionne, espérant trouver auprès de nous des réponses à ses questions : « On vit au jour le jour, mais on ne sait pas où l’on va ». L’épée de Damoclès qui plane au-dessus de leur tête, ils s’en soucient, mais vivent avec au quotidien : « Si ça tombe, on fera avec ». Ce qui semble inquiéter le plus ces deux exploitants, c’est cette sensation que les autorités sont tout aussi mal informées qu’eux : « Savent-ils vraiment comment la grippe aviaire se transmet ? On peut comprendre que l’abattage soit, pour l’instant, la seule solution, mais ne serait-ce pas aussi une crainte de mutation du virus vers l’homme ? ». En tous cas, tous s’accordent à dire que les mesures biosanitaires ne mènent à rien, et que c’est toute l’organisation de la filière qu’il faudrait revoir. Chacun, cependant, voit midi à sa porte. Pour Pascal, les élevages autarciques, comme celui de Jaussely Foglia, sont la solution : « Évidemment, les gros industriels ne passeront jamais en petite production, mais ce sont eux qui, sollicitant le plus d’intervenants et de déplacements, favorisent la transmission ». Concernée par ces accusations à répétition, la famille Filhol exprime un certain ras-le-bol et refuse d’endosser le mauvais rôle : « C’est toujours sur nous que cela retombe ! Mais nous avons besoin des industriels pour nourrir la France ! Chacun a le droit d’exister, il faut simplement trouver une façon de venir à bout de ce virus en préservant chaque acteur ».

Au milieu de ses canards de Barbarie, la Belge confie qu’elle continuera d’exercer cette profession, quoi qu’il en soit. Elle est encore jeune et s’est trouvée, il y a dix ans, une passion pour ce type d’élevage. De son côté, le couple tarnais s’interroge quant à la poursuite de son activité : « Financièrement, on ne peut pas se permettre d’arrêter. Mais si les services sanitaires décident d’abattre notre élevage, nous n’aurons peut-être pas le courage de continuer ». Voilà 19 ans que ce couple de sexagénaires élève des canards gras. Une activité gourmande en temps et en énergie. L’existence de leur exploitation est aujourd’hui mise en danger par cette persistante épizootie. « Si le phénomène suit celui de la grippe humaine, doit-on s’attendre à un retour du virus, l’an prochain ? » Une chose est sûre : si les abattages se poursuivent, la question ne se posera bientôt plus.

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