Les pizzaïolos sont sur les dents. Au rythme cadencé de vieux tubes des années 80, ils étalent, garnissent, enfournent leurs cercles de pâtes. Avec 40 pizzas à façonner, ce midi, les habitués devront se contenter des sandwiches de la boulangerie d’à côté. En ce jeudi ensoleillé de mai, les repères des habitants de la Daurade sont bouleversés. L’école Lakanal, déjà maquillée en institut médico-légal pour une série espagnole, s’est aujourd’hui grimée en lycée. À l’origine de ce remue-ménage qui fascine les badauds et affole les pizzaïolos, l’équipe de tournage de TF1 venue mettre en boîte son téléfilm Mention Particulière. Quelques semaines plus tôt, c’était une scène de course-poursuite aux Carmes pour une série espagnole, ou le tournage de l’adaptation de l’affaire Viguier avec Marina Foïs et Olivier Gourmet. Depuis près d’un an, difficile d’ignorer quand des équipes parisiennes posent leurs caméras en ville. En 2017, cinq long-métrages ont été tournés à Toulouse. Sans compter les courts, clips, pubs et autres émissions TV. Peu représentée sur petits et grands écrans, Toulouse est passée en mode offensif pour séduire les producteurs parisiens. Son arme : un bureau des tournages revitalisé, plus actif dans les festivals et sur les salons professionnels nationaux, et désormais rattaché à l’agence d’attractivité de la Métropole. Pour séduire les producteurs, pas de subvention en monnaie sonnante et trébuchante, mais un service gratuit pour trouver des décors, gérer le stationnement des camions et la circulation, et la mise à disposition gratuite de certains monuments publics. Toulouse n’est pas la seule à intensifier sa cour auprès des producteurs nationaux. Dans un contexte budgétaire pourtant contraint, le Conseil régional d’Occitanie vient à nouveau d’augmenter la dotation de son Fonds régional d’aide à la création audiovisuelle (Fraca), qui participe au financement de projets cinématographiques et audiovisuels dans la région. Après une augmentation de 17% entre 2016 et 2017, le fonds sera doté de 500 000 € supplémentaires en 2018 pour atteindre les 4,4 millions d’euros.
On a une diversité de paysages telle qu’on pourrait tourner le Seigneur des Anneaux dans la région. Mais personne ne le sait.
Un représentant de la Région le reconnaît sans ambages : «Au-delà de leur valeur culturelle et artistique, les tournages favorisent l’emploi local, génèrent d’importantes retombées économiques sur tous les territoires et boostent la visibilité et la notoriété de la région ». À Toulouse Métropole, même discours. « L’objectif est de faire rayonner Toulouse en ciblant davantage les fictions, qui offrent plus de retombées économiques et de rayonnement auprès des touristes, et des entreprises et des salariés qui pourraient vouloir s’installer ici », reconnaît Isabel Birbes, chargée de projets au bureau des tournages de la Ville. Son rattachement en octobre 2016 à l’agence d’attractivité de la Métropole, également chargée du tourisme ou de l’attractivité auprès des entreprises, est d’ailleurs une preuve de ce changement de stratégie.
La ruée vers Sète En période de baisse des dotations publiques, les retombées économiques des tournages et la visibilité qu’ils offrent à peu de frais ont de quoi faire saliver les collectivités. En moyenne, un euro investi par la Région dans une série TV ou un téléfilm engendre entre 7 et 10 euros de retombées économiques dans les hébergements, les transports, chez les loueurs de véhicules, les traiteurs etc. (3 euros pour un long-métrage de cinéma). La production du téléfilm Mention particulière estime à 1,2 million d’euros les retombées économiques de ses deux mois de tournage à Toulouse, dont 800 000€ en masse salariale, avec l’embauche de 59 techniciens régionaux sur 64, et de 24 comédiens toulousains sur 30 rôles. Le tout pour un investissement de 90 000 € de la Région. Un constat prosaïque assimilé depuis des années en ex-région Languedoc-Roussillon. Moins en Midi-Pyrénées. Pour Philippe Aussel, fondateur du Lokal Production, à Toulouse, et président de l’Association des producteurs indépendants de la filière audiovisuelle en Occitanie (Apifa), si l’ancienne Région n’a longtemps pas envisagé le cinéma sous l’angle de la rentabilité économique, c’est tout simplement « parce qu’avec le spatial et l’aéronautique, la Ville et la Région n’ont pas eu besoin de la culture pour vivre et rayonner. Là où le Nord de la France ou des villes comme Nantes ont davantage besoin de s’adosser à la culture pour vivre et se faire connaître ». La preuve : en 2016, la région Occitanie se plaçait seulement en 6e position des régions françaises en nombre de jours de tournage, derrière l’Île-de-France, PACA, les Hauts-de-France, Auvergne-Rhône-Alpes, et la Nouvelle-Aquitaine.
Quelles que soient les motivations, la prise de conscience de la Métropole et de la Région tombe à pic puisque, de leur côté, les producteurs nationaux cherchent à décoller l’étiquette parisianiste qui leur colle à la peau en délocalisant leurs productions en région. Reste qu’au sein de la grande région, tout les territoires ne sont pas logés à la même enseigne. Si l’on exclut l’animation, bien plus dynamique en Midi-Pyrénées, le Languedoc-Roussillon a quelques longueurs d’avance dans l’accueil de tournages à rayonnement national, surtout dans les séries, bien plus rentables. Rien qu’en 2017, l’ancienne région a accueilli deux nouvelles séries récurrentes. Demain nous appartient, la nouvelle saga de TF1 tournée à Sète, génère déjà une centaine d’emplois directs et fait travailler une trentaine d’entreprises de la région, avec la promesse de trois fois plus d’emplois en cas de succès. En juin, c’est France 2 qui signait un bail de 9 ans pour louer 16 000 m2 de studios au nord-est de Montpellier et y installer son nouveau feuilleton quotidien. Soit 235 épisodes de 26 minutes tournés chaque année dès avril prochain par trois équipes différentes. Techniciens et attachés de productions affluent déjà à Montpellier pour répondre à la demande.
Mention Particulière a réalisé un carton d’audience lors de sa diffusion sur TF1 en novembre.
À Paris, à part Nougaro, le rugby et la saucisse, Ils ont du mal à situer Toulouse
À cela s’ajoutent la mini-série Les Innocents de TF1, qui a généré 2 millions d’euros de retombées économiques dans l’Aude et les Pyrénées Orientales en trois mois, et les séries récurrentes Tandem et Candice Renoir, installées à Sète depuis plusieurs années. Sans compter les huit long-métrages tournés dans l’ancienne région en 2017. En résumé, selon la Région Occitanie, entre 2010 et 2015, 97 long-métrages de cinéma ou fiction TV ont été tournés en ex-Languedoc-Roussillon pour 37,7 millions d’euros de retombées, soit 1020% des aides versées par la Région. Contre 28 long-métrages et 13,7 millions de retombées économiques équivalant à 562% du montant des aides régionales en ex-Midi-Pyrénées.Dans le milieu toulousain, certains estiment que le relatif retard des Midi-Pyrénées est dû à des aides régionales à la création restées longtemps parmi les plus faibles de France. Là où Poitou-Charentes ou le Nord-Pas-de-Calais ont très vite compris qu’il s’agissait d’un argument massue. « On se demande toujours si l’importance qu’a la ville dans l’intrigue vaut l’argent que l’on va dépenser pour aller y tourner », explique sans détour Stéphane Bouchard, directeur de production sur Intime Conviction, l’adaptation au cinéma de l’affaire Viguier. « Et sur ce projet, l’argent de la Région a fait la différence. » Preuve de l’importance de ces subventions, l’annonce en juillet de 2016, de Xavier Bertrand, président des Hauts-de-France, du doublement du fonds d’aide à la création audiovisuelle dans sa région. « On en était tétanisés », en tremble encore Karim Ghiyati, directeur de Languedoc-Roussillon cinéma, le bureau des tournages de l’ancienne région. « Avec un tel budget, il faut vraiment qu’un projet soit bancal pour ne pas être soutenu par la Région. Certains projets ont quitté la région, dont une production qui voulait tourner au Grau-du-Roi, et qui est finalement allée à Dunkerque en adaptant le scénario. » D’autres imputent ce retard à une stratégie régionale sociale de gauche longtemps favorable aux films d’auteurs et documentaires au rayonnement national très limité, au détriment de productions plus grand public et plus rentables. Pour Pierre Delorme, scénariste et ancien critique de cinéma qui œuvre pour voir Toulouse davantage représentée à l’écran, « la vraie question politique est de savoir si on ne devrait pas parfois accompagner des projets un peu moins qualitatifs mais qui apportent plus de travail et plus de retombées économiques. Tout en trouvant le bon dosage ». C’est en tout cas la stratégie adoptée par la Région Languedoc-Roussillon, qui finance depuis des années des téléfilms de TF1 et M6 comme des films d’Agnès Varda ou Robert Guédiguian.
La série de TF1 Les Innocents a été tournée à Sète.
TGV et mal de mer Mais pour Serge Regourd, président de la commission Culture au conseil régional d’Occitanie, il n’y a pas lieu de polémiquer. « Il n’y a pas eu de choix avéré de faire de l’art & essai en Midi-Pyrénées là où Languedoc-Roussillon aurait privilégié l’aspect économique. Si disparité il y a, elle est due à l’identité même des deux territoires », soutient-il. Sous-entendu, avant de se lancer dans de grandes explications, encore faudrait-il que les atouts des deux anciennes régions soient comparables et qu’on leur propose autant de projets. Et, surtout, qu’on trouve une solution pour faire venir la mer en Midi-Pyrénées… « Que ça nous plaise ou non, les porteurs de projets prisent les façades maritimes. On aura beau mener la politique publique qu’on voudra, il restera que Languedoc-Roussillon a une façade maritime et que Midi-Pyrénées n’en a pas », assène-t-il. Les chiffres le confirment : à elle seule, Sète capitalise 30% des journées de tournage dans la région en 2017. Et comme la nature est injuste, Languedoc-Roussillon jouit aussi d’une météo stable, très précieuse lorsqu’il s’agit de faire des raccords lumière, et d’une absence totale de couloirs de vents à Montpellier. Et quand les producteurs parisiens ne sont pas rebutés pas l’absence de littoral ou le vent d’autan, ils redoutent les trains trop lents ou les accents trop connotés. Parmi les craintes récurrentes recueillies par les bureaux de tournage régionaux, le premier fera plaisir aux fervents défenseurs de la LGV Toulouse-Bordeaux. Avec un temps de trajet de 4h20 depuis la capitale, Toulouse peine à rivaliser avec Montpellier, à seulement 3h30 de Paris ou, pire, avec Bordeaux et Lyon, à seulement deux heures de la capitale. Une lenteur synonyme de perte de temps et de surcoût pour les productions parisiennes. Autre point noir : l’organisation décentralisée de l’accueil des tournages en ex-Midi-Pyrénées, confiée il y a quelques années par la Région à deux associations qu’elle subventionne. L’une est à Gindou, dans le Lot. L’autre à Auch, dans le Gers. Alors qu’en ex-Languedoc-Roussillon, l’accueil des tournages est géré par l’agence Languedoc-Roussillon Cinéma, dotée de 650 000 € de budget annuel, et installée à quelques pas de la gare de Montpellier.
Midi-Pyrénées est peut-être la région la moins connue du Sud de la France.
Pire, Midi-Pyrénées souffre aussi d’un fort déficit de notoriété auprès des producteurs parisiens. « À Paris, à part Nougaro, le rugby et la saucisse, les gens ont du mal à situer Toulouse, qui manque certainement d’une identité forte », regrette Martin Le Gall. Le réalisateur toulousain a dû batailler ferme avec ses producteurs pour les convaincre de tourner son Pop Redemption, avec Julien Doré et Alexandre Astier, dans la région. De l’aveu même de certains élus, c’est toute la région Midi-Pyrénées qui est très mal identifiée à Paris. « Les producteurs doivent pourvoir se projeter », sait d’expérience Laurence Biermé, Toulousaine revenue au bercail après une carrière de distributrice à Paris. « Quand on leur parle de la Côte d’Azur ou du Pays Basque, ils se projettent parce qu’ils y sont allés en vacances là où, quelque part entre les deux, Midi-Pyrénées est certainement la région la moins connue du Sud. Alors qu’on a une diversité de paysages telle qu’on pourrait y tourner le Seigneur des Anneaux. Mais personne ne le sait. » Un atout qui pourrait bien s’avérer un handicap pour Marie Virgo, responsable du bureau de Gindou, dans le Lot, qui gère les tournages dans les départements du nord de Midi-Pyrénées : « C’est aussi peut-être cette diversité de paysages qui nous rend moins identifiables ». À cela s’ajoute la tendance des réalisateurs et producteurs à retourner dans des endroits dans lesquels ils ont déjà tourné, ou qui ont déjà été très représentés sur écran et véhiculent aux spectateurs un imaginaire prêt-à-consommer.
L’adaptation de la BD Les Vieux Fourneaux a été tournée entre les deux anciennes régions.
Un nouvel espoir Pour rompre ce cercle vicieux, Toulouse Métropole et la Région comptent sur le bon vieux bouche-à-oreille et sur les professionnels du crû pour faire valoir leurs atouts à Paris. Et la méthode commence à fonctionner. C’est par exemple par Sylvie Duluc, directrice de production de « Mention Particulière », qui vit entre Toulouse et la capitale, que le projet de TF1 est arrivé dans la Ville rose. Pour mettre en valeur les atouts de Midi-Pyrénées auprès des porteurs de projets parisiens, les bureaux de tournage songent aussi à organiser des « éduc’ tour », sorte de voyages organisés en terre pyrénéenne pour faire découvrir aux producteurs parisiens les richesses de notre région. Avant peut être des résidences pour les scénaristes ? Mais comment les producteurs de la région perçoivent-ils ce tapis rouge déroulé aux productions parisiennes ? Si certains sont encore un peu réticents, la jeune garde voit l’initiative d’un bon oeil. Philippe Aussel en est convaincu, « le succès des uns est une locomotive pour les autres. Sous réserve que les producteurs qu’on attire ne viennent pas que pour le fric et qu’ils ne travaillent pas qu’entre eux ». À la Région, on reconnait que certaines productions parisiennes ne jouent pas le jeu, et débarquent parfois dans le Sud-Ouest avec toute leur équipe, certains loueurs de matériel parisiens créant même parfois des boîtes aux lettres dans le Sud le temps d’un projet. « Mais si, avec les institutions, nous arrivons à inciter les productions à nous faire travailler localement en démontrant nos compétences, ce sera bon pour tout le monde », assure Philippe Aussel. « Si un repéreur local travaille avec un producteur national, il peut lui présenter un chef de régie d’ici, qui lui présentera ses très bons décorateurs, etc. Il faut montrer que nous sommes aptes à faire des choses sur de nombreux postes. Et tout le monde en sortira gagnant. » La preuve, le Lokal assure la post-production de plus en plus de films parisiens, pas toujours tournés dans la région. Et des studios d’animation toulousains ont réalisé des séquences pour l’adaptation au cinéma de la bande-dessinée Les Vieux Fourneaux, tournée dans la région. « Ce n’est pas la série de Sète contre le documentaire dans le Gers », résume Philippe Aussel. « Nous avons tous intérêt à ce que les productions les plus diverses viennent chez nous, qu’elles fassent rayonner la région et la culture dans toute leur diversité. »
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