Trois heures que l’autocar haut-garonnais, portant sur son flan le slogan Des horizons nouveaux, sillonne le Land de Thuringe. Le front collé à la vitre, Clara rêve. Le ciel trop bleu, les collines trop douces pour un voyage de ce genre, lui rappellent ses amies qui profitent de leurs dernières journées de vacances à la mer. « Quand elles ont appris que j’avais gagné ce voyage, mes copines m’ont dit qu’elles auraient tout fait pour ne pas y aller. » Elle sourit, heureuse de participer à cette aventure avec 16 camarades : 12 collégiens et collégiennes, et quatre lycéennes. Cette adolescente de 15 ans qui sait ce qu’elle veut (faire du grec en seconde, devenir professeur des écoles et parcourir le monde) n’a, cette fois-ci, rien anticipé : « Je n’ai pas fait de recherches particulières. Je préfère me laisser porter, et découvrir la vie dans les camps une fois sur place. »
Deux sièges devant, Ginette, pétillante octogénaire, contemple Robert, l’homme qui partage sa vie depuis soixante ans. Ancien résistant, ce dernier contemple son passé. Imperceptiblement, ses lèvres bougent, répètent en silence l’histoire qu’elles livreront dans quelques heures, cette parenthèse de 18 mois passés en déportation. Une vie. « J’ai eu de la chance. À Compiègne, quand ils nous ont fait monter dans ce wagon à bestiaux, nous n’étions que 50 alors que lesautres n’étaient pas loin de 100. Ils nous ont dit : “Si vous avez des couteaux, faut les laisser. Faut tout laisser”. Tu parles, bien sûr qu’on en avait. Alors on les a planqués dans la raie de nos fesses. » Dès que le train démarre, les prisonniers s’escriment à scier les planches qui condamnent la fenêtre, en vain. Fous de rage, ils passent plusieurs heures à tirer sur une chaîne suspendue au plafond. Soudain, dans un craquement assourdissant, le toit du wagon se déchire, les étoiles brillent au-dessus des têtes. « Comme j’étais le plus jeune, on m’a dit : “À toi l’honneur !”. J’ai sorti la tête, mais avant de pouvoir me hisser plus haut, une rafale de mitraillette m’a coiffé. J’ai replongé dans le wagon. On n’était pas fiers. »
Saisis par l’émotion
La voix de Guillaume Agullo, directeur du musée de la Résistance et de la Déportation de Haute-Garonne, ramène Robert au temps présent. « Vous voyez la grande tour blanche à gauche ? C’est le monument des nations de Buchenwald. Nous sommes à quelques kilomètres de Weimar. En 1937, les nazis ont construit un camp d’internement politique. Au début c’était essentiellement pour les communistes, mais cela deviendra le plus grand d’Allemagne. Ils ont bâti ce camp en haut de la colline et déboisé Buchenwald, la forêt de hêtres, pour qu’aucun habitant ne l’ignore. Les gens devaient craindre le régime nazi. » Surveillant le ballet des ados qui portent les valises des adultes depuis le car jusqu’aux chambres de l’hôtel, Guillaume Agullo ne fait pas mystère de l’objet du voyage. « Au contact de Robert, ils vont découvrir l’horreur des camps et recueillir ses souvenirs. À cet âge-là, on a besoin de narration. On utilise l’émotion pour les impliquer. » Les professeurs d’histoire et les accompagnants sont là en permanence pour contextualiser, précise Guillaume Agullo, qui, avec l’accord des élus du conseil départemental, de l’Éducation nationale et de ses collègues enseignants, a perfectionné une méthode d’enseignement qu’il connaît bien : le voyage initiatique. Ces voyages mémoriels existent depuis le début des années 1980, mais à l’époque on comptait 25 déportés pour dix élèves, et les déportés faisaient ce voyage avant tout pour eux-mêmes, désireux de rendre hommage aux copains disparus.
62 ans de silence
Deuxième jour, Weimar. Excités par ce voyage qui commence véritablement avec la visite de cet ancien fief nazi, une partie des élèves discute tandis que les autres prennent en photo deux blocs du mur de Berlin exposés à l’entrée de la salle de spectacle de la ville. Christina, la guide allemande, ajuste son chapeau en bambou tressé et la puissance de son enceinte portative. En préambule : un rapide résumé historique. Weimar du XVIIIe siècle, de Goethe et Schiller, grandiose, les années 1930 et la montée du nazisme, la construction du camp de Buchenwald et l’arrivée des déportés. D’un coup, comme la main se referme sur la paume entaillée, le groupe se contracte, fait corps autour de l’ancien résistant, saisi par ses souvenirs. Ce voyage est toujours aussi éprouvant pour Robert Carrière, arrêté en septembre 1943 par la milice française au-dessus de Luchon, alors qu’il tentait de rejoindre de Gaulle par l’Espagne.
À cet âge-là, on a besoin de narration. On utilise l’émotion pour les impliquer
Déporté à Buchenwald à 17 ans, il pèse 28 kilos à l’arrivée des Américains en 1945. L’homme, qui n’avait pourtant pas la langue dans sa poche durant sa détention, s’est tu pendant 62 ans. « Lors du voyage retour, un compagnon de camp m’avait prévenu : “Ils ne vont jamais nous croire si on leur raconte ce qu’on a vécu”. Il avait raison. » Rentré au début de l’année 1946, ses anciens voisins, ses proches n’ont qu’une hâte, oublier l’horreur de la guerre et se tourner vers l’avenir. Les histoires de Robert n’intéressent pas. Mais la rencontre d’un couple d’Allemands au cours de vacances en Grèce en 2007 lui permet de rompre le silence. Robert Carrière couche alors par écrit ses souvenirs. « Le problème, c’est que plus j’écrivais, plus je me souvenais et je n’en dormais plus la nuit… La mémoire, ça coûte. » Une fois cette première étape franchie, Robert Carrière appelle le directeur du musée de la Résistance et de la Déportation pour témoigner. Mais dix ans de visite dans les collèges et lycées et six voyages n’ont pas suffi à l’endurcir. À 90 ans, l’homme est envahi par les souvenirs. Malgré le soleil de plomb, Weimar garde les teintes du mois d’octobre 1943, quand il fut débarqué d’un wagon à bestiaux pour sauter dans un camion, direction Buchenwald. Sur la place d’appel, aujourd’hui déserte, Robert fait face à la porte en fer forgé frappée du tristement célèbre Jedem das Seine, à chacun son dû. « Nous sommesarrivés de nuit, dans un vacarme infernal, les nazis nous ont fait descendre du train, les coups pleuvaient. “Schnell ! Schnell !” Ils lâchaient les chiens sur les plus lents. Ils nous ont mis en rang par cinq sur cette place. Nous étions des centaines et des centaines. Les haut-parleurs se sont mis à cracher. Nous avions une heure pour retenir notre numéro de matricule. Nous n’étions plus des humains mais des stücke, des morceaux. »
La révélation des camps
Une heure durant, l’ancien déporté, matricule 30 410, et Guillaume Agullo, racontent l’implacable organisation de ce camp de travail où 239 000 déportés furent exploités et 60 000 assassinés entre juillet 1937 et août 1945. Les descriptions que livre Robert imposent le silence au groupe. Puis les questions commencent à fuser. L’historien y répond avec précision et, tout en discutant, le groupe se dirige vers le crématorium. Sur cette immense esplanade où ne subsistent que les fondations des baraquements, Yazid ferme la marche. Ce collégien de Cazères qui veut devenir médecin comme trois de ses frères, pousse le fauteuil roulant que Robert refuse d’utiliser.
Dans l’enceinte confinée du crématorium, Guillaume Agullo organise l’hommage aux déportés toulousains morts à Buchenwald. Dépôt de la gerbe devant la bouche d’un des fours, minute de silence et lecture d’un poème de déporté. À la fin de la lecture, le silence perdure etl’une après l’autre, les jeunes lycéennes fondent en larme. Les encadrants, qui ont déjà connu cette situation par le passé, consolent, câlinent. Le groupe retrouve la lumière du camp et dépasse une jeune femme qui bâille. Depuis le couloir de l’hôtel, on ne perçoit que les sons étouffés des téléviseurs diffusant des programmes en allemand. Il faut s’approcher de la chambre 18, au fond du couloir, pour s’apercevoir qu’une discussion animée s’y déroule. Entassés dans une chambre pour trois personnes, les uns sur les lits, les autres sur la moquette, les derniers arrivés une fesse sur la commode, tout le groupe est là, pour une soirée pyjama singulière. Chaque soir, l’équipe encadrante réunit les lauréats pour un debrief. Guillaume Agullo : « Les camps agissent comme des révélateurs. Il ne faut pas qu’ils restent dans la sidération ». Dans un premier temps, chacun livre ses impressions, exprime ses doutes ou questionne les adultes. La deuxième partie de cette rencontre informelle s’avère plus difficile. Les enseignants leur demandent de se projeter dans un futur proche. Comment vont-ils transmettre ce qu’ils viennent de vivre ? Les réponses sont floues, assez théoriques. Peu à peu, la fatigue éteint un à un les visages des ados.
Passeurs de mémoire
« Ces innombrables morts, ces massacrés, ces torturés, ces piétinés, ces offensés sont notre affaire. Qui en parlerait si nous n’en parlions pas ? Wladimir Jankélévitch. » Comme chaque matin, à l’heure du petit-déjeuner, les adolescents peuvent lire une citation scotchée par le directeur du musée à l’entrée de la salle de restaurant. Les yeux gonflés et le nez dans leur bol de céréales, Clara, Yazid et leurs camarades commencent à comprendre ce que les enseignants attendent d’eux : qu’ils deviennent des passeurs de mémoire.
La promotion 2014 a décidé de témoigner de son expérience dans les collèges et les lycées. À leur tour, ils devront inventer des solutions pour faire vivre cette mémoire. Guillaume Agullo est confiant : « Je sais déjà que cette année sera un grand cru. Le groupe est soudé et plusieurs vont s’investir dans les années à venir. » À l’arrivée du bus au camp de Dora, la pluie éclate enfin. Un temps de circonstance pour visiter ce qui fut l’une des plus grandes usines au monde, une gigantesque unité de production militaire souterraine où les nazis fabriquèrent les fusées V1 et V2. Douze à quatorze heures par jour, 60 000 déportés vont travailler dans les tunnels de cette ancienne mine de calcaire. Après avoir passé 15 jours à Buchenwald, Robert y est envoyé en novembre 1943. Sur les 10 000 Français expédiés à Dora, seuls 2 500 rentreront vivants. C’est sans doute au poste que lui attribuèrent les SS (il fut affecté à la construction des baraquements, à l’extérieur) que Robert doit sa survie. Le travail y était dur, les kapos criminels, mais au moins il voyait le jour et n’étouffait pas dans la poussière permanente des tunnels. Stefani, Allemande trentenaire, assure la visite d’un des tunnels principaux. Robert reste silencieux, soudé à sa femme qui l’accompagne depuis son premier voyage. Sur le chemin du retour, à l’embranchement d’un tunnel secondaire, il se racle la gorge et se met à parler à voix basse : « Un jour, un kapo est venu nous chercher. Il fallait débarrasser un truc d’un tunnel secondaire, et en chemin nous avons rencontré un autre kapo. Il gueulait “Français saboteurs, vous êtes des saboteurs !”. On ne comprenait rien. Il nous a alignés contre la paroi et a commencé à nous mitrailler… » Ses jambes se dérobent, on le fait asseoir dans le fauteuil roulant. « Partez devant les enfants, laissez Robert respirer », demande un encadrant. Stefani hésite puis poursuit ses explications, à voix basse. Alors que Robert reprend ses esprits à l’air libre, Guillaume Agullo réunit les élèves autour de lui. Après avoir rappelé que la France et l’Allemagne n’ont pas connu de période de paix aussi longue depuis le XIIIe siècle, 72 ans, soit trois générations, il met toutefois en garde contre l’oubli. « Vous, jeunes toulousains, êtes directement concernés par ce qu’il s’est passé ici, à Dora. À la fin de la guerre, les Français ont exfiltré le numéro deux du camp de Dora, Heinz Bringer. Ce motoriste de génie n’a jamais été jugé et il est devenu l’un des fondateurs du CNES et le père du moteur Vicking qui envoya la fusée Ariane dans l’espace. Alors que la voix des déportés de Dora peinait à se faire entendre. » En repartant de Dora, le front collé à la vitre de l’autobus, Thomas, adolescent aux yeux bleus qui se rêve un avenir dans l’aéronautique, pense au discours du directeur du musée de la Résistance et de la Déportation de Haute-Garonne. « Je ne m’attendais pas à vivre ce genre d’émotions, je ne savais même pas ce que j’allais réellement découvrir. » Devant lui, Ginette rassure Robert, qui peste contre ses pertes de mémoire de plus en plus fréquentes.
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