On raconte que Joseph de Villèle, maire de Toulouse dans les années 1810, fit manquer le train du progrès à sa ville en privilégiant l’hippomobile et le fluvial aux dépens du ferroviaire. Le pauvre homme a eu beau occuper par la suite les plus hautes fonctions gouvernementales, les Toulousains ne se souviennent de lui que pour son manque cruel de jugeote. 200 ans plus tard, le train est plus populaire que jamais, et à quelques exceptions près, il emporte l’adhésion de tous les responsables politiques. Si bien qu’avec un brin de mauvaise foi, on peut se demander si ces derniers ne seraient pas en train de commettre l’erreur de Joseph de Villèle à l’envers, en préférant le rail en général et la grande vitesse en particulier à d’autres moyens de transport plus légers ou plus rentables.
Mauvaise foi ou pas, l’idée ne fait pas du tout rigoler Martin Malvy. Le président du Conseil régional Midi-Pyrénées de 1998 à 2015 qui s’est battu pour désenclaver Toulouse par le train, n’est pas près de changer d’avis : « Ne faisons pas porter à de Villèle des responsabilités qui ne lui incombent pas. D’ailleurs, Toulouse a été par le passé desservie par le train le plus rapide à destination de Paris : Le Capitole. À présent, Il s’agit de savoir – et c’est là la seule interrogation valable – si Toulouse, 4e ville de France doit se distinguer des autres en restant la seule à ne pas être intégrée au réseau national à grande vitesse. Ma réponse est, sans hésitation, non. »
Que les Toulousains se rassurent : ils ne verront pas le premier coup de pioche de la LGV avant 2022 ou 2024. Gilles Savary, député
Ainsi donc, si le grand projet ferroviaire Sud-Ouest (GPSO) se déroule comme prévu, les Toulousains seront à 3 heures de train de Paris en 2024. Mais avec les retards inhérents à tout chantier d’envergure, les deux ou trois Sivens en puissance qui minent le tracé, et les débats politiques sans fin autour du financement de la ligne (un kilomètre de LGV coûte tout de même 15 millions d’euros), 2030 semble un horizon plus raisonnable… Et encore !
Pour Gilles Savary, député socialiste de la 9e circonscription de Gironde et spécialiste des transports, ce projet pourrait même devenir une arlésienne ferroviaire. L’homme, qui croit davantage au train de mass transit, prévient : « La ligne ne sera pas ouverte en 2024. On peut ajouter 10 à 15 ans d’attente. Que les Toulousains se rassurent : ils ne verront pas le premier coup de pioche avant 2022 ou 2024. On occupera le chaland avec des études. Ça avancera à bas bruit. Sans compter la résistance, qui sera pire qu’à Sivens ! ».
Trop de Blabla
Dans son bureau éclaboussé de lumière de la rue d’Alsace-Lorraine, le président de la C.C.I de Toulouse, Alain di Crescenzo perd patience en voyant s’enliser le GPSO : « On ne peut pas attendre 20 ans. Si on a une baisse de la mobilité pendant 20 ans dans la région, on va tuer ce territoire. Beaucoup de patrons d’entreprises d’ici me disent renoncer à des projets d’extension à cause des problèmes de circulation. » Sans compter que dans 20 ans, l’évolution des usages (covoiturage, low-cost, économie du partage) aura révolutionné le monde des transports, et les progrès technologiques permis l’avènement de la voiture autonome. Du côté des usages, le virage est d’ailleurs largement amorcé. Alain Costes, directeur scientifique de Mapping Consulting et ancien directeur du LAAS/CNRS le constate quotidiennement.
Pour lui, la révolution des usages s’accompagne d’une inversion du rapport de force entre l’offre et la demande : « On vit une rupture que les gens ne voient pas, et qui, pourtant, est déterminante. Avant, les technologies s’imposaient aux usages. Désormais, les besoins et les usages s’imposent aux technologies. Cela concerne aussi bien les transports, que la médecine ou l’énergie. On ne peut plus imposer un moyen de transport aux gens en disant : « Le voilà, utilisez-le ! ». Désormais, ce sont les besoins qui font le marché. Pour intégrer ces besoins, il est temps de mettre en place un groupe de réflexion transversal sur le transport de demain, réunissant utilisateurs, technologues, universitaires, politiques et industriels. »

Mobilités à Toulouse, photo Matthieu Sartre – Modèle Denis Rey
Le meilleur exemple de cette prise de pouvoir des besoins sur les technologies est sans conteste le développement fulgurant de Blablacar, la plus fréquentée des plateformes communautaires payantes de covoiturage. Son succès dans la région toulousaine est très intéressant à étudier, notamment du fait de la fréquentation de l’axe Toulouse-Bordeaux, privé de train à grande vitesse, qui ne quitte quasiment jamais le TOP 5 des trajets les plus partagés par les utilisateurs du site. Quant au Montpellier-Toulouse, il présente des statistiques tout aussi significatives.
L’enthousiasme des voyageurs du Sud-Ouest pour le covoiturage n’étonne pas Aurélien Fau, country manager France et Benelux de Blablacar : « Si le covoiturage marche si fort dans le Sud-Ouest, c’est que les modes de transport y sont chers et peu rapides. Et que, comme partout, les gens sont attachés à la liberté qu’offre la voiture individuelle. Les transports, bus ou chemin de fer ont un coût pour la collectivité qui est dur à supporter. Le taux de remplissage des TER, par exemple, est très faible. Et on peut parfaitement faire du covoiturage dans une voiture autonome ! ».
Le temps retrouvé
La voiture individuelle autonome… nous y voilà ! Celle dont on nous promet une automatisation totale dans deux décennies à peine et dont les prototypes font rêver aussi bien les geeks que les fondus d’automobile. Celle dont on nous dit qu’elle sera aussi propre qu’économique, et qu’elle roulera en procession, formant avec ses semblables un imperturbable train routier. Pour éviter de confondre vitesse et précipitation, certitude et science-fiction, il convient de se tourner vers Laurent Meillaud, journaliste, consultant et animateur du très influent blog voituredufutur.blogspot.com, qui présente l’avantage d’être à la fois un usager convaincu du TGV et l’un des plus grands spécialistes français de la voiture de demain.
En l’écoutant, on comprend que pendant que certains grands projets ferroviaires balbutient, les industriels de l’automobile, eux, ont anticipé les nouveaux usages, intégré les nouvelles technologies et affiné leur stratégie : « Tous les constructeurs de la terre ont compris que les embouteillages sont un phénomène généralisé et qu’aucun politique ne sera capable de les faire disparaître. Leur idée n’est pas de supprimer les bouchons, mais de les rendre plus agréables. Si, dès lors que vous roulez à moins de 60 km/h, vous pouvez lâcher le volant et les pédales pour travailler, vous détendre, téléphoner, jouer ou lire, le temps passé dans le trafic vous est rendu, et vous n’en avez plus la même perception. La voiture autonome, c’est le temps retrouvé », proustise-t-il.
Tous les constructeurs de la terre ont intégré que les embouteillages sont un phénomène généralisé et qu’aucun politique ne sera capable de les faire disparaître.Laurent Meillaud, spécialiste de la voiture du futur

Mobilités à Toulouse, photo Matthieu Sartre – Modèle Denis Rey
Et Laurent Meillaud d’expliquer que les systèmes permettant d’automatiser la conduite entre 0 et 60 km/h sont déjà au point, qu’en phase de bouchon, un régulateur de vitesse intelligent couplé à un système de suivi de file agit sur la direction et s’accroche virtuellement au véhicule de devant, et que ces autos circuleront sur le périphérique toulousain dans 10 ans : « La voiture autonome sera un espace de paix, un habitacle où l’on ne sera pas importuné par les autres. Même si votre trajet prend une heure de plus, vous vous fatiguerez moins, et vous avancerez sur les tâches professionnelles que vous avez à accomplir. Bien sûr, le train garde ses deux grands avantages : régularité et temps de parcours garanti. Je suis un utilisateur du TGV, et je sais que malgré les grèves, la météo, les incidents, j’arriverai la plupart du temps à destination à l’heure prévue », bémolise-t-il.
Le mal des transports
La voiture autonome tuera-t-elle le train ? Même Marc Ivaldi (directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), enseignant à Toulouse School of Economics et conseiller du candidat de la droite et du centre aux dernières élections Régionales) semble se poser la question : « Une voiture propre et autonome, c’est le mode de transport idéal car c’est le plus flexible, le plus immédiat, celui qui donne le plus de liberté. Et comme l’homme est épris de liberté, oui, le train pourrait mourir. Cependant la réalité est plus complexe. Si la voiture peut faire des progrès jusqu’à devenir autonome, le train peut connaître des évolutions phénoménales en atteignant des vitesses incroyables. Et comme l’homme aime la vitesse, tout est encore possible pour le train du futur. »
Toulouse doit avoir de l’ambition, arrêter de la jouer petit-bras et affirmer son statut de grande métropole !Pierre Boutier, SNCF
Le directeur territorial Midi-Pyrénées de SNCF réseau, Pierre Boutier, croit dur comme fer au train du futur et à l’avenir du train à grande vitesse. Il fait remarquer qu’en 1850, tout le monde pensait que le rail allait remplacer les autres moyens de transport et régner en maître tout autour de la planète, et que finalement, il joue depuis un rôle complémentaire de ceux de l’avion et de la voiture. Par conséquent, rien n’indique, pour lui, que de nouveaux usages ou de nouvelles technologies rendront un jour le TGV obsolète. Il considère même qu’abandonner la grande vitesse à l’heure où le monde entier s’en empare, serait une erreur stratégique : « Les Japonais, qui ont inventé le train à grande vitesse, continuent de le développer. Le réseau grande vitesse des Chinois atteindra bientôt 20000 km. Celui des Espagnols est plus long que le nôtre. Les Allemands et les Anglais développent leurs lignes. Il y a de la grande vitesse en vue en Californie et à New-York. Les Saoudiens truffent le désert de trains. Ce serait tout de même un comble si les Français, qui ont été à la pointe avec leur TGV, se mettaient à le considérer comme un échec couteux, comme un Concorde du rail ! » raille-t-il.
Réseaux soucieux
Reste qu’avec la crise, cette stratégie de la cohérence et du volontarisme encouragée par Pierre Boutier se heurte à la baisse des capacités de financement public. Marc Ivaldi en fait le triste constat : « Les 2000 km de LGV sont rentables mais on a laissé se détériorer le reste du réseau. Les déficits se sont enchaînés, entrainant la baisse de l’investissement. Avec 35 milliards d’euros de dette et un déficit structurel de 1,5 milliard d’euros par an, la situation de la SNCF est très préoccupante. Les efforts d’investissement en Ile-de-France et les rénovations du réseau régional en Midi-Pyrénées avec l’aide du Conseil régional, vont permettre de maintenir un bon niveau de trafic. Mais hors TGV, on peut se demander si on arrivera à enrayer la dégradation du service. Nos impôts tiennent à bout de bras un système dont la qualité diminue et dont les tarifs restent élevés face à la concurrence. »
Loin de ces considérations, Pierre Boutier fait du GPSO une question de principe : « Les aménagements induits par le GPSO profiteront tout autant aux TER entre Toulouse et Montauban qu’à la grande vitesse. Il faut y aller maintenant ! Toulouse doit avoir de l’ambition, arrêter de la jouer petit-bras et affirmer son statut de grande métropole ! ».
En définitive, la question du choix des modes de transport dans la région, comme dans le reste du pays, relève d’avantage du modèle de société que de la concurrence entre le rail, la route et le ciel. En son temps, l’ancien maire socialiste de Toulouse Pierre Cohen s’était exprimé en faveur de l’intensification du trafic ferroviaire au nom de l’intérêt général. Aujourd’hui, il enfonce le clou : « Bien sûr, le libéralisme favorisera toujours les transports rentables et lucratifs. Mais avec la crise et la question brûlante du climat, c’est à la puissance publique de décider. C’est à elle de se donner les moyens d’agir, d’organiser les transports pour leur utilité sociale et non leur rentabilité. Quant aux révolutions des usages et des technologies, elles doivent se mettre au service de la transition énergétique et de l’intérêt général », professe-t-il.
On sent bien ici, à Toulouse, que Bordeaux connaît une grande expansion grâce à l’effet TGV… Jean-Michel Lattes, premier adjoint au maire de Toulouse
Au Capitole, Jean-Michel Lattes, le premier adjoint au maire chargé des déplacements, de la circulation et du stationnement, est aussi vice-président de Toulouse Métropole aux transports. Comme Pierre Cohen, il ne remet pas en question le déficit structurel du transport public, rappelant par exemple qu’un voyageur qui achète son ticket Tisséo aujourd’hui ne prend en charge que le cinquième de sa valeur réelle. Son avis sur la LGV est moins tranché. Dans son bureau de la mairie, où il affiche ostensiblement son occitanisme et sa tintinophilie, il expose sa vision pondérée de la chose : « Certains, comme Les Verts, considèrent que le ratio investissement/usage n’est pas raisonnable, et que le coût de la minute gagnée est surréaliste. Mais quand on voit que les grandes métropoles s’appuient sur la LGV pour assoir leur attractivité et leur développement, on s’interroge. On sent bien ici, à Toulouse, que Bordeaux connaît une grande expansion grâce à l’effet TGV… ».
Quant à savoir si l’évolution des usages est susceptible de prendre les élus de cours : « On est parfois rattrapé par l’usage. On est en train d’installer à Ramonville une plate-forme de covoiturage et de parking. Le vendredi soir, le site de Ramonville déborde. Même chose du côté de Balma-Gramont. Ces nouveaux modes de déplacement explosent, et on ne l’a pas vu venir. Alors, en tant qu’élu, il faut essayer de se tromper le moins possible en misant sur l’intermodalité, qui est probablement l’avenir du transport. » Un avenir à ce point incertain que même Aurélien Fau de Blablacar se garde bien de tirer des plans sur la comète : « Impossible de prédire quoi que ce soit reconnaît-il, même pour 2025. Tout va trop vite. On est face à un vrai changement de mentalité, un changement irréversible. »

Mobilités à Toulouse, photo Matthieu Sartre – Modèle Denis Rey
Éternité du rail
Ainsi donc l’évolution vertigineuse des usages conduit-elle les élus à essayer de « se tromper le moins possible ». Alain Costes se veut rassurant à ce sujet. Pour lui, il ne faut pas demander aux politiques de faire des paris sur l’avenir, mais les encourager à se poser la question de l’utilité, demain, des travaux entrepris aujourd’hui. Et comme il porte son regard bleu acier bien plus loin que la plupart de ses contemporains, ses propos dépassent les querelles du moment : « Dans quelques décennies, les véhicules qui roulent sur la route et ceux qui glissent sur des rails ou en lévitation magnétique, finiront par se ressembler et consommer la même quantité d’énergie. Ce qui sera déterminant c’est le prix, le service, la praticité, et la dimension individuelle. Opposer les moyens de transports c’est une aberration et c’est déjà dépassé. Le train sera sujet à évolution, comme le reste. Ce qui sera modifié, c’est davantage ce qui roulera sur le chemin de fer qu’autre chose. Le train comme on le connaît aujourd’hui, c’est-à-dire cette forme de véhicule, disparaitra peut-être un jour, mais le rail, jamais ! ».
Les révolutions des usages et des technologies, doivent se mettre au service de la transition énergétique et de l’intérêt général. Pierre Cohen
Aussi passionnantes et pertinentes soient-elles, les analyses de ces spécialistes des transports ne dissipent pas les malentendus et ne répondent pas à la question posée en préambule : « Faisons-nous fausse route ? ». Aussi, pour que cet article sur le train ne finisse pas sur une voie de garage, autant s’en remettre à Rory Sutherland, célèbre publicitaire britannique, qui, en 2011 à Oxford, lors d’une conférence Ted, proposait une solution efficace et économique : « Prenons l’Eurostar. On a posé la question a des ingénieurs il y a environ 15 ans : Comment améliorer le voyage jusqu’à Paris ? Ils ont répondu avec une très bonne solution d’ingénieurs, à savoir dépenser 6 milliards de livres pour construire des voies toutes neuves de Londres jusqu’à la côte, pour réduire de 40 minutes un trajet de 3h30. Ça me paraît manquer un peu d’originalité pour améliorer un voyage en train, que de juste le raccourcir. Ce qu’on devrait faire, c’est employer les plus beaux mannequins hommes et femmes du monde, et les payer pour parcourir les allées du train, à offrir du Château Petrus gratuitement pendant toute la durée du trajet. Il vous restera encore trois milliards de livres en argent de poche, et les passagers voudront ralentir le train ! ». Espérons qu’à l’automne, les états généraux du rail voulus par la nouvelle présidente de la Région, Carole Delga, accoucheront de propositions aussi réjouissantes.