top of page
BOUDU

Le Grande Guerre à hauteur d’homme


Comment est né votre intérêt pour les témoignages de gens ordinaires ?

Cela remonte à ma thèse sur les ouvriers de Mazamet. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas la « masse laborieuse » comme on disait alors, mais les hommes et les femmes qui la composaient. Je voulais me pencher sur les individus. J’ai interviewé un grand nombre d’ouvriers. Parmi eux, certains étaient nés dans les années 1880, et avaient connu l’industrie du XIXe siècle.

Qu’avez-vous appris en les écoutant ?

Je me souviens avoir été impressionné par la qualité de leurs souvenirs, et par l’intérêt historique que pouvaient revêtir les anecdotes qu’ils me racontaient.

Comment êtes-vous passé des ouvriers de Mazamet aux soldats de 14 ?

Un coup de chance. Dans les années 1970, j’enseignais à l’École Normale de Carcassonne. Pour motiver mes élèves, je leur ai proposé de monter une expo sur la guerre de 14 à partir de documents tirés des archives de leur famille, amis ou connaissances. Un de mes étudiants m’a alors parlé de son ami Barthas, dont le grand-père, soldat en 14, avait tenu un carnet de guerre. Je me suis rendu sur place et j’ai ramené 19 cahiers d’écolier noircis d’une écriture magnifique, et illustrés de cartes postales. Je me suis mis immédiatement à les lire. C’était éblouissant. J’avais sous les yeux un texte absolument formidable écrit par un titulaire du certificat d’études primaires.

L’idée de publier le texte s’est-elle imposée d’emblée ?

Après avoir refermé le dernier cahier j’ai immédiatement pensé à l’une de mes connaissances, l’éditeur parisien François Maspero, le seul, à l’époque, capable de prendre un tel risque.

Pourquoi était-ce si risqué de publier le carnet de guerre d’un Poilu ?

D’abord parce que dans les années 1970, 14-18 n’intéressait personne. Ensuite parce que l’auteur était inconnu. Enfin parce que le texte faisait plus de 500 pages… Depuis, il s’est vendu 150 000 exemplaires du carnet de Barthas, en français et en trois langues étrangères.

Comment analysez-vous ce succès ?

La valeur de ce texte ne réside pas uniquement dans sa dimension historique. C’est aussi un grand texte littéraire. Tout le monde s’accorde là-dessus. François Mitterrand lui-même l’avait souligné.

On a besoin, pour comprendre l’histoire, de prendre en considération les gens de la base. 

Qu’est-ce qui a conduit Mitterrand à s’intéresser aux souvenirs d’un tonnelier audois ?

C’est une histoire amusante. Quand le livre est sorti, Mitterrand était premier secrétaire du parti socialiste. Comme la fédération PS de l’Aude était importante, il se rendait souvent dans le département. Et à chaque visite, il y avait toujours quelqu’un pour lui offrir un exemplaire des carnets de Barthas ! À tel point qu’un jour, à force d’accumuler les volumes… il a fini par en ouvrir un. Il a, par la suite, vanté sa « haute valeur historique » et son statut « d’œuvre littéraire ».

C’est donc la parution de ce livre qui vous a ouvert ce champ d’étude singulier ?

La parution du livre a déclenché un mouvement et suscité l’intérêt du grand public. Pour moi, ça a été le point de départ de plusieurs décennies de recherche. Les gens se sont mis à m’écrire, à m’envoyer des témoignages, des lettres, dont la plupart étaient de correspondants inconnus, mais qui, le plus souvent, apportaient un éclairage historique.


Ouvrières plongeant le coton dans des citernes de traitement à la Poudrerie Nationale.


Les grands romans sur la guerre de 14, souvent écrits par d’anciens combattants, sont légion. Qu’ont donc les témoignages personnels de si différent, qu’on ne retrouve pas chez Barbusse, Hemingway, Céline, Genevoix, Jünger et les autres ?

Les auteurs de ces textes sont des gens ordinaires et pas des intellectuels. Et ça change tout. C’est cela qui m’intéresse. Leurs témoignages complètent ceux des artistes et des intellectuels. Ils apportent du vécu, de l’anecdote. De l’authenticité. Je suis convaincu qu’il faut équilibrer la proportion entre l’Histoire d’en haut et l’Histoire d’en bas. On a besoin, pour comprendre l’Histoire, de prendre en considération les gens de la base. Depuis quelques années, cette Histoire qui prend en compte les gens d’en bas prend de plus en plus de place dans les médias et les manuels scolaires. C’est une bonne chose. 

D’où votre nouveau livre, qui rassemble des témoignages de quidams sur le 11 novembre 1918…

Le point de départ du livre, c’est une réunion du Conseil scientifique de la Première Guerre mondiale, à Paris. On y a longuement évoqué les commémorations du 11 novembre avec 80 chefs d’État. Je me suis dit qu’il fallait entendre d’autres voix que celles des chefs d’État, et j’ai décidé de rassembler le plus de témoignages possible sur cette journée du 11 novembre.

On dit souvent que les femmes ont commencé à travailler en 1914. C’est une erreur.

Comment évaluer la véracité de ces témoignages ?

L’historien doit manifester son esprit critique devant tous les écrits. Cela vaut pour les documents officiels comme pour les correspondances privées. Il doit étudier l’auteur, prendre en compte son âge, son arme, son grade. Et garder à l’esprit que, dans les lettres adressées à la famille, les soldats minimisaient souvent l’horreur de la guerre pour ne pas angoisser leurs proches.

Et la censure ?

Les soldats savaient parfaitement que parmi les quatre millions de lettres échangées chaque jour, des milliers étaient visées par la censure. Ils évitaient donc de critiquer les généraux ou de se montrer hostiles à la guerre. Malgré tout, les mensonges sont rares. Pourquoi mentir alors que ces écrits n’étaient pas destinés à être rendus publics ? En recoupant, en croisant les sources, en se basant sur les faits, on arrive vite à déterminer la crédibilité du témoignage.

En lisant cette centaine de témoignages, on est frappé par la retenue dont font preuve les Français, plus soulagés par la fin des combats que grisés par la victoire…

C’est tout à fait représentatif de l’état d’esprit de l’époque. On est, certes, heureux de la victoire mais surtout soulagé par le retour de la paix. Et le respect pour les morts empêche de manifester trop vivement sa joie. On retrouve cette retenue dans les cahiers de Barthas. Ce sentiment de désastre qui s’empare d’une génération toute entière, qui voit cette civilisation dont elle était si fière s’effondrer dans le massacre.


Les Toulousains se ravitaillent en charbon sur le boulevard des Minimes.


Quel était l’état d’esprit de la population quatre ans plus tôt, au début de la guerre ?

Quand la mobilisation est annoncée le 1er août 1914, La Dépêche titre à la fois sur l’assassinat de Jaurès et sur la mobilisation. Il y a, partout, un enthousiasme soutenu par l’hostilité aux allemands. Dès lors, tout dépend si on vit en ville ou à la campagne. En ville, l’effet de groupe joue beaucoup. Les gens se regroupent, l’instituteur et le maire prononcent des discours patriotiques, les troupes défilent, on fait passer de l’alcool dans les rangs, et cela crée un enthousiasme incontestable. À la campagne, c’est plutôt la consternation. On veut la faire, cette guerre. Mais on sait que c’est la mort au bout. Reste l’espoir d’une guerre courte. On comprend en lisant les lettres des viticulteurs qu’ils espèrent être de retour pour les vendanges ! Les plus pessimistes parlent de Noël. Quand on dit que les Français sont partis la fleur au fusil, c’est tout à fait vrai.

À la campagne, en 1914, on veut la faire, cette guerre. Mais on sait que c’est la mort au bout. 

Vous parlez d’un état d’esprit différent au début de la guerre entre ruraux et urbains. Qu’en est-il une fois les combats engagés ?

Les pertes humaines sont plus importantes à la campagne. Les ruraux sont engagés dans l’infanterie. Ils sont à pied, armés d’un fusil et d’une baïonnette. Sans défense contre les obus, qui sont à l’origine de 2/3 des morts de la guerre de 14. L’infanterie est dans les tranchées. Elle subira 23% de pertes. À titre de comparaison, les ouvriers métallurgistes, qui sont issus de la ville, sont incorporés dans l’artillerie : 6% de pertes.

Si les témoignages du front nous renseignent sur le destin des hommes, on n’apprend pas grand chose du sort des femmes pendant la guerre… 

Il est évident qu’on dispose de moins de correspondances féminines que masculines parce que les correspondances féminines arrivaient sur le front et disparaissaient le plus souvent. On possède tout de même de suffisamment d’éléments pour connaître le sort des femmes de l’époque.


Blessés, infirmiers et visiteuses dans la salle des opérés de l’hôpital auxiliaire installé dans les locaux de L’École normale d’instituteurs (aujourd’hui le 56 avenue de l’U.R.S.S.).


Quel était-il à Toulouse, par exemple ?

On dit souvent que les femmes ont commencé à travailler en 1914. C’est une erreur. À Toulouse, elles travaillaient déjà largement dans l’industrie textile, ou la bonneterie. La nouveauté c’est qu’à partir de 14, elles font leur apparition dans la métallurgie et la chimie. Les salaires y sont supérieurs à la moyenne, ce qui encourage les candidatures. Sur le plan de la vie quotidienne, les maris étant absents, les femmes profitent d’une plus grande liberté de mœurs.

Peut-on dire que la guerre a permis l’émancipation des femmes ?

Les historiens minimisent aujourd’hui le rôle de la guerre dans cette émancipation. Le mouvement était plus profond. L’explosion des années 20, les jupes et les cheveux qui raccourcissent, le jazz, le tango etc., ne sont pas des conséquences de la guerre, mais les signes d’une évolution inexorable de la société.

Retrouvez les photos des Archives Municipales de Toulouse sur flickr.

bottom of page