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Le mai 68 des personnalités toulousaines


ALAIN ALCOUFFE professeur de sciences économiques à l’UT1

J’étais très engagé dans les activités de l’Aget-Unef depuis mon entrée à l’université en 1963. Ces années qui suivaient la fin de la guerre d’Algérie étaient marquées par tout un tas de questions de société comme la création des IUT ou le concile Vatican 2… Je lisais des revues comme Socialisme ou barbarie. Inutile de dire que dans ma faculté (droit et sciences économiques) mes idées étaient minoritaires et réprimées. Beaucoup d’enseignements étaient très datés alors que des choses bougeaient du point de vue de la recherche. Je pense à Piero Sraffa, un économiste italien protégé de Keynes à Cambridge qui repensait la place de Marx et montrait, à l’approche du centenaire du Capital, que ce n’était pas un livre couvert de poussière à jeter aux oubliettes. On n’était pas dans l’attente passive du grand soir : on essayait de faire passer ces idées critiques. Nous étions en pleine période des luttes anti-impérialistes (notamment au Vietnam). La façon dont les Américains utilisaient les armes chimiques dans cette guerre me choquait tout comme les tentatives de renverser Castro à Cuba. Et puis il y avait une remise en cause du modèle de développement basé sur la consommation sans souci des ressources naturelles. C’était le début de la la prise de conscience des limites de la croissance et de la confiance aveugle dans le progrès technique. Un des déclencheurs à Toulouse a été l’agression de Rudi Dutschke, un étudiant allemand sur lequel un déséquilibré chauffé à blanc par la presse populaire de Springer avait tiré trois balles dans la tête. Dutschke dénonçait la « fausse conscience » de la masse, la rendant incapable de s’apercevoir de la violence structurelle de l’État, d’où la nécessité de l’intervention d’un « sujet révolutionnaire », prêt à engager la « longue marche à travers les institutions ». Cette démarche m’intéressait. Il s’agissait de faire évoluer la société sans croire à un coup de baguette magique, mais aussi sans jouer les pompiers si des évènements comme la grande grève de 68 se produisaient. J’étais radical dans le sens où j’estimais qu’il fallait prendre le mal à la racine. Mais tout en reconnaissant que certaines actions un peu prophétiques pouvaient être utiles, je n’ai jamais pensé qu’une minorité agissante pouvait d’en haut transformer la société sans avoir l’adhésion d’une large majorité de la population. Notre utopie était de croire que la situation permettait de « s’arrêter pour réfléchir » à l’organisation de la société, de l’entreprise, de la famille, au lieu du « métro boulot dodo ». Durant toute cette période, j’ai eu le sentiment que les choses pouvaient basculer : le 23 mai, par exemple, une occupation du Capitole était envisageable. Que se serait-il passé si cela s’était produit ? Je me souviens également que dans les jours qui ont suivi la grande manifestation du 13 mai et la vague de grève, on pouvait parler dans la rue avec des passants. J’ai eu l’impression, à ce moment-là, qu’un reset était possible. C’était exaltant. De nombreuses choses que l’on avait dites sur la convergence des luttes se révélaient exactes. Beaucoup de gens n’avaient jamais fait grève, comme les employées des Nouvelles Galeries. En même temps, on était inquiets d’une possible répression policière, que les blindés puissent entrer dans les rues de Toulouse. À la fin des évènements, on n’a pas ressenti de vide parce qu’on avait le sentiment que ce n’était pas fini et que les luttes se poursuivraient. On n’était pas abattus. J’ai participé aux activités des Cahiers de mai pour conserver les liens tissés entre les étudiants, ouvriers, employés, et construire à partir des expériences sur le terrain. Car comme l’a dit Daniel Cohn-Bendit, « on était très optimistes sur notre capacité à faire bouger la société ».


BERNARD KELLER  vice-président de Toulouse Métropole, ancien maire de Blagnac

J‘étais arrivé à Toulouse après avoir passé mon bac à Montauban où j’avais grandi. J’étais en 2e année de lettres modernes. J’avais une petite chambre de rien du tout chez une dame dans le quartier des Chalets. Je n’avais absolument pas le droit de recevoir des filles, mêmes des amies. Je me souviens qu’une fois ma tante m’a rendu visite et ma logeuse est intervenue pensant que c’était ma copine ! On était tenus par des conventions religio-pudiques qui m’agaçaient beaucoup. On avait envie de donner un coup de pied dans la fourmilière. Mais je n’ai pas du tout senti arriver la vague. On a commencé à en entendre parler avec le mouvement du 22 mars, puis celui du 25 avril à Toulouse, auquel je n’ai pas participé. On était nombreux à ne pas comprendre ce qui se passait. On trouvait ça amusant, on prenait ça avec beaucoup de dérision, on n’avait pas l’impression de faire la révolution. Ceux qui se prenaient trop au sérieux, qui mettaient le feu partout, nous gonflaient. Je trouvais ça un peu excessif de vouloir faire comme à Paris. Je suis allé dans les amphis mais j’ai passé mes UV. Je trouvais que certains en profitaient pour se payer des vacances prolongées. Au fond, j’étais assez critique sauf sur l’aspiration à la liberté. J’aimais bien, en revanche, participer aux discussions aux Beaux-Arts. Mais le côté politique m’intéressait moins. On avait seulement envie de vivre sur des modèles plus novateurs que ceux imprimés par nos parents. J’étais donc très réceptif à cette demande de liberté. Mais quelques mois après, quand on a vu les chars russes entrer en Hongrie, toute cette poésie révolutionnaire autour du marxisme en a pris un coup. Et je suis devenu assez critique contre la gauche anarchiste. 


HENRY ROUSSILLON  président et ancien doyen de l’Université de droit

J‘étais chargé de travaux dirigés à la Faculté de droit de Toulouse. Fin avril, j’ai dû monter à Paris pour mon mémoire que m’avait confié Pierre Montané de La Roque. Je cherchais des documents sur l’association générale des producteurs de blé. Je faisais le tour des ministères où je sentais bien une grande démobilisation. Les fonctionnaires se fichaient du tiers comme du quart. J’étais chez ma tante à Versailles. Vu qu’il n’y avait plus de train, ni d’essence, j’étais bloqué à Paris. Du coup, je me suis baladé pour ne pas rester en marge de l’évènement. Je me souviens être entré dans la cour de La Sorbonne sans but précis et d’avoir acheté un pin’s de Mao. C’était un bordel pas possible, il y avait des nanas en train de se faire baiser dans la cour. C’était très libre. Il n’y avait plus de ticket dans le métro, c’était le foutoir. Jusqu’à ce que j’apprenne que l’un des fils de ma tante, officier de réserve, vient d’être convoqué à Montpellier. Je me dis que je vais rentrer avec lui. Quand je redescends, il y a des queues pas possible. Ça fait bizarre de voir un pays complètement bloqué. C’est une drôle de traversée parce qu’on n’était pas tenu au courant de ce qui se passait dans chaque ville et on ne savait pas si on allait trouver de l’essence. Je n’avais pas l’impression que quelque chose de grave allait se produire. À l’arrivée à Toulouse, tout marche, les examens vont avoir lieu. Il y a des manifs, mais comme d’habitude. Même s’il était souhaitable, rétrospectivement, que la société évolue, je ne voyais pas l’intérêt de ces affrontements. Donc je n’étais pas dans les mouvements.


BERNARD MARQUIÉ ancien vice-président du Conseil régional

J’avais 20 ans, je fréquentais celle qui allait devenir ma femme un an plus tard. Mais on ne faisait pas ce qu’on voulait. J’habitais avec mes parents dans la cité Papus. Ils avaient connu une relative progression de leur situation. Je me souviens notamment qu’ils invitaient des amis pour leur montrer la salle de bains. Je travaillais à la SNCF depuis deux ans. Vu que je venais d’être embauché à la gare de Venerque, je faisais l’aller-retour tous les jours sur ma mobylette bleue. À l’époque, on faisait tout : la sécurité de circulation, la vente de billets, l’aiguilleur, le ménage… Je n’étais pas politisé mais les grèves successives, notamment contre la sécu et le blocage du pouvoir d’achat, m’avaient conduit, en avril, à adhérer à la CGT. J’étais aussi à la Jeunesse ouvrière chrétienne. Au début des évènements, je n’ai pas bougé. La direction de la SNCF se servait de nous pour casser les grèves : vu que l’on avait un examen à passer pour être titularisé en tant qu’agent d’exploitation, on ne pouvait pas faire grève. Ça me retournait les tripes de ne pas être avec mes petits camarades. Mais le 13 mai, je me suis mis en grève. Le lendemain, le chef d’agence m’a appelé pour me dire qu’il allait m’allumer (il m’en a voulu longtemps puisqu’un an plus tard, à mon retour du service militaire, il m’a muté à l’Hospitalet-près-l’Andorre. C’était l’affectation des fortes têtes de la SNCF). J’allais tous les jours à Venerque, on papotait avec le chef, et on téléphonait à Pamiers pour leur dire qu’on avait voté (à 2) la continuation de la grève. Du coup, je rentrais à Toulouse et je participais aux manifestations mais aussi aux débats de la Jeunesse ouvrière chrétienne. Ouvrier à l’Onia, mon père était à FO. Il avait donc un discours sur la tactique des luttes. Je me souviens qu’il y avait des débats dans les cages d’escalier. On se battait pour que les choses changent. Mais l’enjeu n’était pas de faire « plier » le gouvernement. Les gens qui se mettaient en grève se battaient pour des revendications. Au final, ma femme a doublé son salaire et les cheminots ont eu entre 10 à 15 % d’augmentation. C’était important ! Sans oublier que les droits syndicaux avaient bien avancé. C’est grâce à mai 68 que la CGT est entrée dans les entreprises.


PIERRE COHEN ancien maire socialiste de Toulouse

Vu que j’avais loupé mon bac l’année précédente, j’étais en terminale et je m’apprêtais à passer le bac. Étant au lycée à Mazamet où je vivais, j’étais assez éloigné des mouvements. Mais avec des copains et copines, on a créé un centre de loisirs, avec l’aide des Francas, pour garder les enfants bénévolement et permettre aux gens de faire la grève. Ça a été ma manière de soutenir le mouvement. Plus globalement, mai 68 a marqué le début de mon engagement politique. C’est aussi le moment où j’ai commencé à fréquenter celle qui allait devenir ma femme.



MARIE-CHRISTINE ETELIN  avocate

J’avais 22 ans et je n’avais pas, à l’époque, une opinion très tranchée sur ce que je voulais faire. J’étais en troisième année de droit dans une faculté dont la corpo était tenue par l’extrême droite (l’Unef n’avait pas le droit de mettre un pied dans les amphis) et dans laquelle exerçaient certains professeurs, comme Pierre Montané de La Roque, ouvertement et violemment contre la constitution de 1958 et le général de Gaulle. Bien que je vienne d’une famille catho pratiquante, intégriste et sans doute pétainiste, je me sens alors de centre-gauche, comme mes parents qui étaient favorables à l’indépendance de l’Algérie. Le sujet qui nous agitait alors était la guerre du Vietnam. Dans les manifs, c’était tendu avec les forces de l’ordre. On s’était fait taper dessus rue Saint-Rome. C’est d’ailleurs la répression policière qui nous mobilise dès que La Sorbonne bouge. Je me mets à distribuer des tracts à la fac parce que les fachos ne touchaient pas les filles « même avec une rose ! ». Le 25 avril, pour nous, est une réunion de plus même si c’est la première fois que toutes les facs sont représentées. Devant l’ampleur prise par le mouvement, le doyen Marty décide de négocier la tenue des examens contre une meilleure représentativité des étudiants et de nouvelles élections. Contre toute attente, le Mouvement du 25 avril l’emporte. On vit alors un moment euphorique. On refait l’université et le monde du matin au soir. Je dors 3 heures par nuit. Les gens nous arrêtent dans la rue, toujours avec beaucoup de bienveillance, pour comprendre ce que l’on veut. Les Toulousains nous apportent leur soutien alors qu’il y a des moments où il n’y a plus d’essence ni de pain ! Les paysans nous portent de la volaille. On a le sentiment que nous vivons les prémices d’un changement radical de société. Mais fin mai, je suis prévenue par une amie dont le père était policier que je risque d’être arrêtée et traduite devant la Cour de sureté de l’État pour subversion. Je décide donc de prendre ma 2CV en direction du Val d’Aran où ma famille possédait une maison. Arrivée sur place, mes voisins m’avertissent qu’ils viennent d’annoncer que la France va fermer ses frontières. Vu que je ne voulais pas louper la révolution, je reprends la voiture et m’arrête à Saint-Gaudens, chez des amis, où je fais la connaissance d’un des rares situationnistes de l’époque, Christian Ethelin, très critique sur le mouvement étudiant. Je regagnerais en voiture Toulouse quelques jours plus tard en sa compagnie. C’est ainsi que naîtra ma relation avec celui qui deviendra mon mari. 50 ans plus tard, nous ne nous sommes jamais quittés.


BERNARD CADENE  peintre

J‘avais 26 ans et je sortais des Beaux-Arts. Vu qu’il était impossible de vivre de la peinture à cette époque-là, je commençais à travailler dans la création publicitaire. Je venais d’avoir un fils, je vivais en couple… ce qui ne m’empêchait pas de faire le con ! Il y avait la pilule, ça baisait de partout. Je traînais beaucoup aux Beaux-Arts où ce n’était pas très politisé. Aux Beaux-Arts, on avait l’image de déconneurs. C’était la fête, le bordel le plus complet. Qu’est ce que l’on s’est amusé ! On déconnait beaucoup avec les mecs de médecine. Pas tellement avec les mecs de Lettres, qui venaient pour nous entraîner. Alors que nous, on ne faisait pas beaucoup de manifs. Les pavés de la rue Saint-Rome, on les enlevait, mais on ne les jetait pas. On passait notre temps à gueuler, après de Gaulle, après la police, on avait une envie de liberté. Il y avait un côté anarchiste. Quand on voyait les flics ou le directeur des Beaux-Arts, on leur montrait nos fesses. C’était le signe de notre contestation. On dessinait également des affiches rigolotes que l’on s’amusait à coller sur les camions des flics. Je me souviens m’être fait choper une fois et emmener en estafette au commissariat de la rue du Rempart-Saint-Étienne. C’était le directeur des Beaux-Arts qui était venu nous faire sortir ! Notre siège social était la journée au café Bellevue (l’ancêtre de la Brasserie Flo, ndlr) où je jouais du basson avec la fanfare des Beaux-Arts, et la nuit au Père Léon où l’on retrouvait la bande d’Esquirol et où l’on refaisait le monde. Sans jamais se prendre au sérieux.


SERGE DIDIER  adjoint au maire de Toulouse de 1983 à 2008, avocat d’affaires

J‘étais en seconde au lycée Pierre de Fermat. Au début des évènements, je suis invité par le fils de Bernard Maffre, qui deviendra l’adjoint de Pierre Baudis, à participer à une réunion où l’ensemble de l’assistance était opposé à ce qui se passait dans le lycée, aux comités d’action lycéens (CAL), bref à la chienlit. Concomitamment, un copain, Jean-Pierre Apparu, le père de Benoist Apparu, m’amène à une réunion de la Fédération des étudiants nationalistes rue Sainte-Ursule. C’est l’enclenchement de mon engagement politique : je ne comprends pas toute cette agitation, ces débordements. Je suis en réaction. Je comprends que je suis un réactionnaire, un nationaliste. J’ai envie d’en découdre, y compris physiquement. Mais je ne me suis jamais battu. Et contrairement à ce qui se disait, on n’était pas les premiers à cogner. Il faut dire que l’on était minoritaire. J’étais un marginal, isolé dans mon propre lycée. Cela m’était très pénible parce que j’étais très attaché à cet établissement où j’avais fait toute ma scolarité. Les années suivantes ont d’ailleurs été extrêmement dures pour moi. On a même essayé de me faire passer par la fenêtre en pleine classe ! Je dois mon salut à Bernard Solera, l’actuel maire de Quint-Fonsegrives, alors pion à Fermat qui s’est interposé ! Au final, j’ai un sentiment mitigé de cette époque : je l’ai mal vécue parce que je ne comprenais pas que l’on remettre en cause l’ordre ; mais j’étais heureux d’avoir trouvé ma famille militante.


YVETTE BENAYOUN-NAKACHE ancienne députée et conseillère municipale de Toulouse

Mon mai 68, je l’ai vécu en jeune mariée, puisque le 15 février 1968, j’unissais ma vie à celle de Georges, jeune étudiant en médecine, né à Oran, dont les parents étaient des rapatriés d’Algérie. Ma préoccupation majeure d’alors était de faire « bouillir la marmite » de notre jeune et désargenté couple. J’ai donc quitté mes études pour permettre à mon époux de poursuivre les siennes, à la Faculté de Médecine des allées Jules-Guesde à Toulouse. Je travaillais au secrétariat du syndicat des médecins, Rue Labéda à mi-temps, l’autre mi-temps étant partagé entre les secrétariats d’un rhumatologue place Saint-Étienne et d’un magasin de maquettes d’avions, boulevard Carnot. Mon seul luxe, puisque j’avais passé du premier coup mon permis de conduire, était ma 2 CV d’occasion, bleue et grise, avec un toit en toile, qui se soulevait à chaque rafale de vent d’Autan, et que je réparais avec un gros chaterton beige ! Elle m’a permis de transporter nombre d’amis, de la fac de médecine jusque vers la rue d’Alsace-Lorraine ou la place du Capitole, après des AG surchauffées dans des amphis pleins à craquer, auxquelles je participais très étonnée mais discrète ! Le meilleur souvenir de toutes ces luttes restera le combat des nombreux ouvriers de l’Onia, grande usine d’engrais azotés, qui se battaient pour de meilleures conditions de travail et un meilleur salaire, en complète solidarité avec les étudiants du centre-ville. Leurs discussions se menaient dans la cour de la maison de fonction de mon père, infirmier major, au 130 route d’Espagne, et finissaient toujours par l’apéro avec pastis et olives ! Mon mai 68 a été malgré tout un joli mois de mai, puisque j’étais amoureuse et que mon esprit s’ouvrait sur tout ce qui, incontestablement, conditionnerait ma vie de femme militante et d’élue.


GEORGES CATALA avocat

J’avais 23 ans, j’étais en fac de droit, où l’on trouvait à la fois une droite assez folklorique et quelques hurluberlus qui promouvaient les oeuvres de Mao. J’étais sur le point de passer le Capa, le certificat d’aptitude à la profession d’avocat.Vu que je n’étais pas un fils de bonne famille, je ne pouvais pas me permettre d’échouer. Dans ma soif de réussir, je m’étais propulsé à Cadaquès, chez un ami, le réalisateur des Pianos mécaniques, Juan Antonio Bardem, pour étudier au calme. À Cadaquès, c’était le soleil et la mer. Au niveau des mœurs, les choses y étaient beaucoup libres qu’à Toulouse. Je n’ai pas regretté d’avoir été éloigné de Toulouse car je n’ai pas un tempérament à aboyer en même temps que tout le monde. Je n’ai aucun goût pour les AG où chacun s’emploie à exprimer une idée souvent courte et démagogique. À l’époque, je me disais que si je voulais avoir quelque chose à dire dans la vie, il fallait que je commence par apprendre. À mon retour à Toulouse, fin mai, j’ai eu l’impression qu’un abcès avait été crevé. Tout le monde s’était déboutonné la cravate, peut être même la braguette. Je me souviens avoir été marqué par l’absence de jeunes à une conférence salle du Sénéchal sur le socialisme utopique. Au final, j’avais le sentiment qu’un brouillon d’histoire était en train de se mettre en place. Il y avait une bonne partie des fils de bonne famille qui portaient atteinte à un ordre Louis-Philippin. J’avais l’impression que c’étaient des velléités. À l’évidence, cela manquait de profondeur. Mais quand le vieux a tapé sur la table, et que l’on a réprimé les rêveurs de manière injuste, je me suis retrouvé à défendre des gauchistes. Ce qui m’a valu la réputation d’être un avocat « gauchiste ».


JACQUES LÉVY avocat

En mai 68, j’avais 23 ans et je venais de finir mon service militaire. Pendant les évènements, nous avions constitué un groupe composé de Jean-Jacques Rouch, Serge Pey et Jean-Pierre Guillem afin d’aller porter la « bonne parole » dans les zones rurales pyrénéennes pour essayer de sensibiliser le monde agricole aux évènements qui se déroulaient essentiellement en ville. Outre cette action particulièrement concrète, j’ai évidemment participé aux diverses manifestations qui se sont déroulées à Toulouse. Le meilleur souvenir que je garde de cette période est qu’elle nous a permis de comprendre que l’on pouvait réaliser ses rêves.


JEAN-PIERRE RIVES ancien capitaine du Stade Toulousain et de l’équipe de France de rugby

J’avais 15 ans, j’étais en seconde au lycée Déodat de Séverac. J’habitais avenue de Muret. Mon père était pilote de l’ar- mée de l’air et ne faisait pas grève. Il n’était donc pas très concerné par ce mouvement social. Au lycée, il y avait un gars qui empêchait de rentrer. Je ne me suis pas beaucoup bagarré pour y entrer ! La liberté que m’a offert mai 68, j’en ai profité pour faire du sport, notamment du tennis. J’allais jouer à l’Émulation Nautique. On n’avait aucune idée de ce qui se passait. Le sport était, pour moi, plus important que les petits chahuts des lycéens. Et puis je n’aimais pas trop ces bouleversements. Mes idoles étaient plus Spanghero et Villepreux que le patron de la CGT ! Le reste ne m’intéressait pas. Ce n’était pas notre combat. Autant Woodstock m’a intéressé, les cheveux longs et les idées courtes, un peu de modernité et de légèreté, c’était bien. Autant les évènements de mai 68, moins… Naturellement, j’aurais préféré être en terminale parce qu’ils donnaient le bac à tout le monde !


CLAUDE SICRE  chanteur des Fabulous Troubadours

J‘étais à la fac, en lettres modernes, et à l’institut d’études politiques de Toulouse. Je menais une vie normale. Avril puis mai ont transformé tout ça… Je n’y comprenais rien et ils m’ont pris, je dirais, à contre-pied : mes projets d’avenir étaient très personnels et originaux, voire marginaux, et à la fois collectifs sur une autre base que la politique (mon quartier, les copains de mon milieu…). Je voulais faire du cinéma et des grands films hollywoodiens en mieux avec des histoires populaires toulousaines. J’ai participé aux évènements, mais avec beaucoup de recul critique. Ayant grandi culturellement aux USA et à la fois dans un milieu ouvrier très toulousain et très marqué par les conquêtes sociales de l’après-guerre, je ne me retrouvais absolument pas dans les propositions et les discours de la petite bourgeoisie d’extrême-gauche. Qui m’ont quand même fait découvrir une pensée et un monde que j’ignorais. Mais ça n’a changé que partiellement ma vision de la société. Car ce qui m’a le plus frappé, dans 68, c’est le manque complet d’imagination de tous les acteurs. Comme alors, je pense que mai 68 n’a été en rien une révolution. Ni une farce, d’ailleurs. La plupart des idées de 68 concernant les mœurs étaient déjà bien plus avancées ailleurs, notamment dans les pays du Nord de l’Europe et aux USA, et gagnaient la France peu à peu. Elles s’y seraient installées de toutes façons, avec ou sans mai. La spécificité française est plutôt de pousser à bout certaines idées, ailleurs expérimentales, et d’en faire des absolus valables universellement et pour tous les temps. Ce que Tocqueville appelait la politique « littéraire ». Avec ses qualités et ses ridicules. La concentration de tous les pouvoirs (politiques, intellectuels et médiatiques ) dans la capitale, et le fait que le mouvement étudiant a très vite entraîné dans son sein des enfants des milieux bourgeois parisiens – qui étaient d’autant plus exaltés qu’ils découvraient la Lune – a interdit aux responsables politiques d’arrêter le processus violemment. Dès que les syndicats et les classes populaires ont manifesté, le pouvoir a tremblé au sommet. Ce qui a pu donner l’idée aux observateurs extérieurs, et à certains acteurs eux-mêmes, qu’il y avait bien révolution. Mais ce mai a été un catalyseur de deux autres mouvements de la société française : il a contribué à achever la provincialisation intellectuelle et culturelle de la « province » et par là l’unité idéologique du pays, et secundo, il a relancé l’esprit de fronde critique radicale qui est une des spécialités de la France (par effet dialectique, cette critique radicale s’est d’ailleurs développé beaucoup plus en « province » qu’à Paris).


SIMON COHEN  avocat En mai 1968, j’étais à Casablanca. Ce n’était donc pas « sous les pavés, la plage », mais c’était sous la plage, les pavés… ceux que l’on ne jetterait ni sur une décolonisation inachevée, ni sur une autocratie accomplie. Mais nous avions le sable…Mai 1968, c’était la chienlit contre le chiendent et la preuve que la solidarité de la sympathie est plus forte que celle de l’action. Au moment de la Révolution française, Saint-Just a dit « le bonheur est une idée neuve en Europe » ; en mai 68, le bonheur était une idée neuve en France. C’est sans doute pourquoi la nostalgie de mai 68 ressemble à celle de la Commune. La différence, c’est que mai 68 est toujours une nostalgie et la Commune une mélancolie. Mai 68 a appris aux uns et aux autres que tout était possible, même la communion, même le rêve. C’était mieux que la conspiration des égaux, c’était celle de ceux qui se voulaient libres sans avoir été esclaves. Hélas, le constat de Bertrand de Jouvenel est sans faille : « les révolutions liquident la faiblesse et accouchent la force ». Lorsque je suis venu ici au mois de septembre, le joli mois de septembre, les épreuves du baccalauréat étaient terminées, les files pour s’inscrire à l’université, fluides parce que les gouvernants de ce pays, comme souvent, ont gagné leur marché de dupes : ils ont ouvert l’accès à tous en restreignant celui de chacun. Alors, nostalgie ou mélancolie ?

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