« Au départ, je ne comprenais pas le projet tellement cela me paraissait normal. » Sofie est la benjamine d’Abricoop et comme elle est suédoise, elle trouve naturel de partager son BBQ, sa buanderie ou sa chambre d’amis avec ses voisins. Comme à Oslo en Norvège, où les coopératives d’habitants occupent 40% du parc immobilier. Chez nous, même si l’idée fait son chemin, elles font encore figure de bizarreries. À Toulouse, le projet Abricoop mijote depuis neuf ans.
Par hasard
Tout a commencé à l’automne 2007, presque par hasard. Thomas et Véronique Berthet, jeune couple sans enfants, hébergent dans leur appartement des Chalets la coordinatrice d’Habicoop, la fédération française des coopératives d’habitants. Séduits par l’idée, ils y voient la possibilité d’échapper à un propriétaire qui s’engraisse sur leur dos et les arrose au Round-up. Ils se lancent alors un défi de Pilgrims fathers : créer la première coopérative d’habitants sur le sol toulousain. Leur projet : installer avec d’autres familles un immeuble coopératif au centre de Toulouse.
La fleur au fusil, le jeune couple recrute au sein du club d’aviron et du réseau des AMAP. Et les candidats ne manquent pas. Chloé, Ludovic puis Françoise rejoignent rapidement l’aventure. En janvier 2008, l’association La Jeune Pousse voit le jour avec pour objectif de trouver un terrain. Assez rapidement, un projet se dessine dans l’écoquartier de la Cartoucherie, sur une proposition de Régis Godec. Il faut dire que l’adjoint écologiste au maire de Toulouse en charge des écoquartiers ambitionne de lancer, sur cette friche industrielle, la plus grosse opération en habitat participatif de France, avec 90 logements. Du côté de la future coopérative, chouchouter les élus est affaire de stratégie, histoire de dénouer les cordons de la bourse en temps voulu. Mais l’emplacement de la Cartoucherie ne fait pas l’unanimité, tout comme la perspective de n’intégrer les lieux qu’en 2015. C’est la première grosse crise au sein de La Jeune Pousse, avec le départ de nombreux membres. Thomas se souvient : « Au creux de la vague, nous nous sommes retrouvés à quatre ménages ! Heureusement nous avions un terrain et des règles de fonctionnement bien définies. » Pour se relancer, la Jeune Pousse se greffe en 2013 sur la campagne d’information du Groupe des Chalets, le grand opérateur de l’ilot participatif de l’écoquartier de la Cartoucherie, et recrute onze nouvelles familles ou membres.
Par conviction
On y trouve Rachel, 30 ans, chercheuse en physique. Pour elle, l’argument financier est imparable : « Construire en habitat groupé permet de choisir son environnement en achetant moins cher puisque nous mutualisons des espaces et des équipements. » Elle vient d’un petit village alsacien où toute sa famille habite. Elle a parcouru 1000 kilomètres pour vivre sa vie au cœur de Toulouse. Et embrasser un style de vie collectif. Pour Stéphane et Elodie, jeunes cadres dynamiques, la motivation première est d’échapper aux rapports propriétaire-locataire et à la spéculation immobilière. « Nous avions les moyens d’acheter un logement mais nous voulions vivre autrement, explique Stéphane. Le système coopératif fait du logement un bien commun et non une machine à faire du pognon. » Car ce statut de coopérateur, défini officiellement par la loi Alur de mars 2014, est très novateur. Les familles seront propriétaires de parts sociales à hauteur de 20% du coût de leur logement, certaines ayant choisi de donner davantage selon un mécanisme de solidarité financière. Exit donc la spéculation immobilière, vu que le prix des parts restera identique ou éventuellement indexé sur l’inflation. Chaque mois, chacun paiera un loyer calculé en fonction des plafonds de ressource HLM, pour rembourser les emprunts et couvrir les frais de fonctionnement. Un prix stable et réel.
Les leaders d’opinion sont priés de ne pas abuser de leur aptitude à convaincre.
Au-delà des considérations idéologiques et financières unanimement partagées, chacun se projette avec sa propre histoire. Pour Jean, le doyen, par exemple, c’est l’envie d’une mixité pimentée : générationnelle, sociale et économique : « Nous allons sûrement nous empoigner sur la notion du sale, du propre et du désordre. Les vieux vont être tatillons sur le bruit et avoir besoin qu’on s’occupe d’eux. Le débat sur les redevances au m² n’est pas clos. Mais quelle aventure ! » Ludovic et Chloé, eux, aspirent au luxe de pouvoir optimiser leurs trajets quotidiens tout en vivant au cœur de la ville : « J’ai vécu dans un lotissement où les portes étaient toujours ouvertes. On était une quinzaine d’enfants à aller tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre et j’ai trouvé ça génial », s’enthousiasme Ludovic qui projette des soirées jeux endiablées dans la salle commune.
Par envie
Mais cette maison idéale ne s’est pas faite en un jour. Notamment parce que la coopérative obéit à des règles où prime la démocratie participative. Ici, la notion de chef est absente. Lors de chaque réunion sont nommés un gardien de la bienveillance, un distributeur de parole et un gardien du temps, pour que les grandes gueules et les timides trouvent leur place. Et surtout, chaque décision doit être prise au consensus : « On s’oblige à trancher entre des solutions qui ne peuvent absolument pas cohabiter, en faisant en sorte que tout le monde ait l’impression d’avoir été entendu », résume Fabrice.
Pour avancer collectivement sur tous les fronts, les dix-sept familles d’Abricoop ont initié une dynamique de gestion de projet digne d’un incubateur de start-up. Des séances de team building, un intranet connecté, des commissions projet thématiques (communication, financière, juridique) dont les avancées sont discutées en réunion. Autant dire qu’il a fallu des centaines de réunions pour que chacun dessine les contours de l’appartement de ses rêves, ou pour imaginer des mécanismes financiers équitables. Sans parler des compromis, inévitables, qu’il a fallu faire comme, pour les plus écolos, celui d’utiliser des matériaux plus classiques que le bois et la paille. Bref, il a fallu composer.
Nous ne sommes pas là pour nous aimer.
Une méthode que les abricoopiens ont construit à leur mesure, en s’appuyant sur les principes de la sociocratie. En cas de conflit, on provoque une plénière extraordinaire dans un cadre plaisant, histoire d’adoucir les angles. Et là, chacun est invité à se mettre en état de bienveillance pour adopter une solution commune. “Un moment pour tout mettre à plat, explique Thomas, le problème à résoudre est exposé, avec les enjeux et les éléments éthiques mis en cause. C’est le moment pour chacun de s’exprimer ou de se faire expliquer ce qu’il ne comprend pas ». Les leaders d’opinion sont priés de ne pas abuser de leur aptitude à convaincre, et de laisser aux autres le droit de s’exprimer. Au besoin, on organise des ateliers créatifs pour inventer de nouvelles solutions jusqu’à trouver la bonne.
Par pragmatisme
Une chose est sûre, au sein d’Abricoop, le temps est au slow. Pour construire l’histoire collective, chacun est régulièrement invité à revisiter sa propre météo intérieure et ses croyances. De quoi générer des peurs et des frustrations. Si la très attendue pose de la première pierre par le Groupe des Chalets devrait intervenir au printemps, la remise des clefs n’est pas prévue avant fin 2017. Sur le papier, le projet architectural est sur les rails mais quid de la météo intérieure des troupes ? Confiant, Ludovic perçoit néanmoins un écueil à la méthode du consensus « dans les non-dits qui ont pu s’installer dans les relations, par exemple sur la grille des loyers ». Selon lui, les deux années de réunions à venir ne seront pas de trop pour les lever et préparer les règles du vivre ensemble. Exemple ? Le sujet des enfants qui pourrait, selon lui, être source de tensions car les cinq retraités semblent très sensibles au bruit. L’isolation phonique prévue sera-t-elle suffisante ?
Si chacun entrevoit le sommet, il s’agit encore de vaincre ses angoisses. « J’ai rêvé que nous avions emménagé dans notre coopérative. La salle commune était immense et vide. Le sol était recouvert d’un linoléum en PVC, à la texture plastique reluisante. Les murs étaient peints avec une peinture chimique qui dégageait l’odeur caractéristique de la peinture chimique », raconte Rachel. Les craintes ne sont pas toutes de même nature : pour certains, elles concernent la malfaçon sur le bâtiment ; pour d’autres, elles relèvent de l’empiétement sur la vie privée. Françoise s’inquiète, par exemple, que les parties communes ne servent à rien et que dans le vivre ensemble certains se réveillent en voisins râleurs sans apporter de solutions. Du coup, le groupe se demande s’il faut établir des règles très strictes pour les pièces communes ou au contraire « laisser faire ». Autre sujet sensible, le départ de coopérateurs du projet avant qu’il n’aboutisse. Une situation qui fragiliserait tout l’équilibre selon Jean, le grand argentier, qui angoisse à l’idée que la coopérative ne parvienne pas à financer son prêt. Mais après avoir surmonté tant de galères, il reste confiant. À condition de réussir à mettre ses états d’âme entre parenthèses : « Nous ne sommes pas là pour nous aimer. Nous sommes là pour concrétiser un projet immobilier et sociétal ambitieux », lit-on sur leur blog. Avec beaucoup de candeur, et un peu d’audace, Abricoop lance début février une campagne de crowdfunding pour financer l’aménagement des espaces communs. En contrepartie, les donateurs pourront passer un week-end entier sur place, dès 2018. De quoi se faire sa propre expérience.