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Osages -Le retour de Big Soldier

Le 7 octobre 2015, dans l’avion qui le mène à Toulouse, John Maker relit la lettre au « peuple de France », que le Chef principal de la nation osage l’a prié de remettre à ses hôtes. Le papier à en-tête est frappé du blason de la tribu, qui superpose sur fond d’or une pointe de flèche renversée, une pipe, et un éventail en plume d’aigle : « L’hommage que vous faites à notre Député John Maker rend la nation osage fière. Cela fait 250 ans que nos peuples ont forgé des relations mutuelles. La sincérité de nos deux peuples, qui parviennent à se rejoindre par-dessus le grand océan, crée un lien qui ne peut facilement être rompu… » En repliant ses lunettes, John Maker contemple la mer de nuages de l’autre côté du hublot. Bercé par les bruits assourdis de la cabine, il s’endort en rêvant au temps où l’Amérique était vierge, les Français des trappeurs et les Osages des guerriers.

La chose remonte aux années 1670 et à la découverte du Mississippi par Marquette et Joliet. À l’époque, les Osages font la loi dans le secteur. Ces guerriers farouches au physique impressionnant (nombre d’entre eux dépassent les deux mètres) font passer à quiconque les croise l’envie de leur chercher querelle. Qu’ils soient trappeurs, commerçants en pelleterie ou missionnaires, les sujets du roi de France comprennent qu’en matière de négoce comme de bon dieu, mieux vaut composer avec les Osages que de se les mettre à dos.

C’est ainsi que dans cette Louisiane des XVIIe et XVIIIe siècle, qui s’étend des Grands Lacs au Golfe du Mexique, se noue une amitié inattendue entre Français et Indiens. Il en reste aujourd’hui des patronymes bien de chez nous sur les boites aux lettres de Pawhuska-Oklahoma (Clavier, Rivard, Labadie, Robedeaux), une pratique religieuse nourrie de monothéisme originel osage et de catholicisme old school, et le récit d’une aventure extraordinaire, dont on doit la perpétuation à Jean-Claude Drouilhet, un ancien professeur de sciences naturelles de Montauban. Le voilà justement qui surgit, avec sa femme Monique, dans le hall d’arrivée de l’aéroport de Blagnac, à l’instant précis où John Maker boucle sa ceinture en vue de l’atterrissage.

Maker s’endort en rêvant au temps où l’Amérique était vierge, les Français des trappeurs et les osages des guerriers.

Jean-Claude et Monique Drouilhet, inlassables promoteurs de la culture osage, posent dans leur pavillon de Montauban, devant quelques souvenirs indiens amassés depuis 25 ans.

Jean-Claude et Monique Drouilhet, inlassables promoteurs de la culture osage, posent dans leur pavillon de Montauban, devant quelques souvenirs indiens amassés depuis 25 ans.


« La coupable, c’est elle, s’amuse-t-il. Elle sait depuis toujours que je m’intéresse aux Amérindiens, plus précisément à leur spiritualité. Je suis de formation scientifique, mais je n’ai rien contre les approches alternatives de la réalité. Bref, un jour de 1987, Monique revient de Toulouse avec un numéro d’Historama. À l’intérieur, un article intitulé : “Deux peaux-rouges à Paris”. Sur la dernière page, je lis : “Ils arrivèrent à Montauban en 1829.” Coquin de sort ! À Montauban, chez moi ? Et je ne suis pas au courant ! Ni une ni deux, je file aux archives du Département : rien. Je tente ma chance à l’évêché. Je tombe sur les mémoires de Mgr Louis Dubourg, évêque de la Louisiane et de Montauban. Je découvre que six Osages sont bien passés par Toulouse et Montauban, et, mieux encore, qu’ils doivent leur retour au pays à la générosité des gens d’ici. Pourtant, personne dans le coin ne semble connaître leur histoire. »

Grande-Eau

Jean-Claude Drouilhet se fige, vérifie que sa montre est bien à l’heure, jette un œil sur l’écran du hall d’arrivée : l’avion a dix minutes de retard. « Puisqu’on a le temps, je vais vous raconter les aventures de ces Osages. Parmi eux, il y avait Big-Soldier, l’ancêtre du M. Maker que nous attendons… » L’ancien professeur prend une grande inspiration, et se lance dans un récit exhaustif dont on retiendra à peu près ceci :

En 1803, après la vente de la Louisiane aux Américains par Napoléon, les Français se désinvestissent de cette colonie. Les Osages regrettent ce départ précipité. Ils s’entendent bien avec les Français, parlent leur langue et comprennent leur dieu. Dans ce contexte, un petit groupe se met en tête de traverser la Grande-Eau pour découvrir les Français et saluer Charles X, leur chef. Ils construisent des radeaux, font le plein de pelleteries dont ils savent les européens friands, et embarquent sur la rivière Osage, à l’Ouest de l’état du Missouri actuel. Arrivés à hauteur des rapides du Missouri, les radeaux chavirent. Les peaux sont perdues. L’essentiel de la troupe rebrousse chemin. Ils ne seront que six à poursuivre le voyage : quatre guerriers et deux jeunes femmes.

Arrivés Saint-Louis, ils croisent la route de David Delaunay, un commerçant français qui a servi dans l’armée américaine. Ce dernier comprend qu’il y a de l’argent à faire. Il les embarque à ses frais à la Nouvelle-Orléans. La troupe traverse l’Atlantique sur un brick, le New-England, et débarque au Havre le 27 juillet 1827. Prévenus par le bateau de la veille, les Havrais sont sur le port, sur les quais, aux balcons, dans les arbres et sur les toits. 40 000 personnes dehors. Ils accueillent les Osages en héros. Les indiens ont le torse nu, le crâne rasé surmonté de plumes, et le visage peint. Ils sont armés de lances, d’arcs et de flèches. Les femmes portent des tenues colorées, des cheveux longs soigneusement peignés. On veut leur parler, les toucher. On les porte en triomphe jusqu’à la mairie. On débouche en leur honneur des bouteilles de Muscat de Rivesaltes. Les journaux notent que le bien nommé Grand-Soldat a quelque peu abusé du breuvage, et qu’il est reparti en titubant. Un épisode éthylique qui explique en partie la visite de John Maker en France : invité par des vignerons catalans à tremper ses lèvres dans le même breuvage que son ancêtre, il est attendu à Rivesaltes le 17 octobre.

Les indiens sont de toutes les fêtes, de tous les dîners en ville, de toutes les avant-premières théâtrales.

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Le rond des Osages, à l’entrée de Montauban, symbole de l’amitié retrouvée entre Indiens et Occitans.


Pour l’heure, dans l’avion, Maker s’éveille. Dans une trouée de nuages, il aperçoit un peu de terre de France. Il est ému et heureux. Plus bas, sur le plancher des vaches, Jean-Claude Drouilhet poursuit son récit avec les toujours mêmes Osages, qu’on conduit à Rouen puis à Saint-Cloud à la cour de Charles X. À Paris, ils font fureur. Les élégantes parisiennes adoptent les couleurs, les étoffes, les motifs des indiennes. Les bistrots servent des “cocktails osages”. Les indiens sont de toutes les fêtes, de tous les dîners en ville, de toutes les avant-premières théâtrales. Évidemment, Delaunay touche des commissions au passage, car la foule se presse partout où ils se rendent. Il déchantera bien vite : rattrapé par une sombre affaire de captation d’héritage, il est bientôt jeté en prison, au grand désespoir des Osages, qui se retrouvent perdus, seuls et sans argent, sur un continent inconnu.

Osages au désespoir

Commence alors un périple à travers l’Europe dont on sait peu de choses. Allemagne, Autriche, Italie. C’est partout la même histoire : d’abord la gloire et les honneurs, puis l’indifférence, et enfin l’oubli. Les Osages subsistent tant bien que mal, monnayant leurs apparitions dans les lieux publics et chez les particuliers, livrant leur identité exotique à la curiosité des passants. Pour eux, l’heure du retour a sonné. Reste à trouver les moyens de s’embarquer sur un bateau à destination du Nouveau Monde. En Italie, le groupe se scinde en deux. Deux hommes et une femme de chaque côté. Le premier groupe décide de retourner à Paris pour solliciter l’aide de Lafayette, qui jouit d’une grande réputation chez les Amérindiens. Les autres, Big-Soldier en tête, choisissent de prendre la route de Montauban, dont l’évêque, ont-ils appris, a vécu et officié en Louisiane.

Les Osages, comme les Occitans, sont confrontés à l’érosion de leur langue et de leur culture.J.C. Drouilhet

Un matin de novembre 1829, sur le Pont Vieux de Montauban, la silhouette fantomatique de trois Osages flotte dans le bouillard. Le vent qui les pousse annonce l’hiver le plus rigoureux que connaîtra le Sud-Ouest au XIXe siècle. Affamés, épuisés, ils avancent vers l’évêché, espérant y trouver réconfort et soutien sonnant et trébuchant. Leur espoir ne sera pas déçu. Autant par charité chrétienne qu’en vertu de l’amitié qui unit Français et Osages, l’évêque, encouragé par le maire de Montauban, en appelle à la générosité de la population occitane. Ainsi, le 20 novembre, ce sont des sioux ragaillardis qui se présentent aux portes de Toulouse. Le matin même, le Journal de Toulouse écrit en page 3 : « Nos lecteurs se souviennent encore des Osages (…) Ils sont précédés aujourd’hui par les recommandations unanimes de M. le Maire et M. l’Évêque de Montauban. Les Osages, attirés en France par des hommes cupides, se trouvent dans un dénuement presque absolu. » Comme à Montauban quelques jours plus tôt, les dons affluent. Les Toulousains qui désirent participer au retour des trois malheureux s’adressent à un traiteur qui fait office d’intermédiaire, sur l’actuelle place Wilson. Certains paient sans réclamer de contrepartie, d’autres convient les sauvages dans leur salle à manger, pour animer les dîners et épater la galerie. En quelques semaines, grâce à cette forme ancienne de financement participatif, Big-Soldier et ses compagnons réunissent la somme nécessaire. Et c’est le cœur comblé par la générosité des Occitans qu’ils embarquent pour l’Amérique à bord du Bayard, trois ans après leur arrivée au Havre. Jean-Claude Drouilhet : « Je ne pouvais pas laisser dormir cette histoire dans un tiroir. J’ai attendu la retraite pour disposer du temps nécessaire, et j’ai écrit au maire de Pawhusca, capitale des Osages. La réponse fut enthousiaste, et tout s’est enchainé très vite, avec la création de l’association Oklahoma-Occitania, et le jumelage, en 1999, de la cité d’Ingres et de Pawhusca. Depuis, chaque année, un ou plusieurs indiens voyagent jusqu’à Montauban pour raviver le souvenir du périple de 1827. Parfois, c’est nous qui leur rendons visite. Nous avons beaucoup de points communs : les Osages, comme les Occitans, sont confrontés à l’érosion de leur langue et de leur culture. »

John Big-Soldier Maker en grande tenue, le 7 octobre 2015 à Toulouse.

John Big-Soldier Maker en grande tenue, le 7 octobre 2015 à Toulouse. Photo Matthieu Sartre


Grande Histoire

La face tannée, fendue par un large sourire, illuminée par une paire d’yeux ardents comme la braise, John Maker vient de passer le portique. Jean-Claude et Monique Drouilhet disparaissent l’un après l’autre dans le hug chaleureux qu’il leur dispense. Quelques instants plus tard, dans la voiture qui les mène à la rédaction de BOUDU, Maker se souvient : « Un soir, alors que j’avais six ans, ma grand-mère m’a fait venir auprès d’elle. Elle m’a dit : “Il y a de cela très longtemps, le grand frère de mon grand-père a fait un long voyage en Europe. Il s’appelait Big-Soldier et ne connaissait pas la peur”. » Sans quitter des yeux les façades de brique qui filent derrière sa vitre entrouverte, Maker explique qu’il a cherché à retrouver la trace de son ancêtre. Mais les Osages ne possédant ni état civil ni registres paroissiaux, ses démarches sont restées vaines. Tout ce qu’il sait, c’est que Grand-Soldat est enterré quelque part, assis et tourné vers l’Est, dans la plus pure tradition osage.

Encore quelques mètres à parcourir à pied avant d’atteindre la rédaction. Sur le quai Saint-Pierre, entre canal de Brienne et Garonne, Maker se fige : « De quand date la construction de cette écluse ? Du XVIII e siècle ? Incroyable. Ça signifie que ces briques que je vois sont les briques que mon ancêtre a vues ? Que les pierres usées de cet escalier sont les pierres usées qu’il a vues ? Chez nous, en Amérique, on voit rarement ce genre de choses. Les villes ne sont pas vieilles comme ici. » Ému, il se tait. Ou se recueille. On ne sait. Quelques jours plus tard à Montauban, en traversant le Pont Vieux comme le fit Big-Soldier en 1829, il dira ressentir une « grande émotion dans son cœur », et rappellera que les Osages croient que parfois, les morts viennent taper sur l’épaule des vivants pour se rappeler à leur souvenir.

Notre culture s’est évanouie en quelques générations. Pourtant, notre peuple était très puissant. Il nous reste nos danses guerrières, traces intactes du passé. J. Maker

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Le Pont Vieux tel que les trois Osages le découvrirent en arrivant à Montauban en novembre 1829 : rose, élégant, giflé par le vent et perdu dans le brouillard.


Assis sur une chaise de bureau à roulettes, John Maker patiente pendant la mise en place du studio photo. Il ressuscite les souvenirs des Français du XVIe siècle tels qu’ils apparaissaient dans la mémoire orale des indiens : « Des gens bien, qui voulaient simplement commercer, et pas tout posséder, tout annexer, tout administrer comme les Anglais ».

Il parle de la culture osage en péril, de la jeune génération qui veut faire partie de la société, posséder des iPad, des smartphones, jusqu’à en oublier d’où elle vient. Évoque sa fierté d’être citoyen des Etats-Unis. S’attarde sur la langue osage qui ne possède plus qu’une dizaine de locuteurs, dont lui-même : « C’est triste. Nous avons presque tout perdu du savoir de nos ancêtres : la langue, la médecine, la magie, et l’essentiel de notre histoire. Tout s’est évanoui en quelques générations. Pourtant, notre peuple était très puissant. Il nous reste nos danses guerrières, traces intactes du passé. »

Grand mystère magique

John Maker déborde d’énergie malgré le décalage horaire et le manque de sommeil. S’exprimant dans un anglais adapté aux capacités limitées de son auditoire, il fait de grands gestes pour souligner ses propos. Passe en revue tous les aspects de la culture osage ancienne, les sept jours de prière et de jeûne que s’imposaient les chefs avant de déclarer la guerre, les cérémonies religieuses de jadis qui duraient des nuits entières, et dont les protagonistes ingurgitaient des plantes hallucinogènes pour se rapprocher de dieu. Les têtes coupées à la fin des batailles, les scalps portés à la ceinture, et la beauté de la langue osage contenue dans ce seul mot : « wa-xo-beh », qui désigne le grand Tout, le grand Univers, le grand mystère magique.

La beauté de la langue osage, contenue dans ce seul mot : « wa-xo-beh », qui désigne le grand Tout, le grand Univers, le grand mystère magique.

Pour la photo, le voilà qui abandonne ses habits civils et revêt religieusement sa « grande tenue ». Dans la lumière du flash, sans lunettes, sans jean et sans chemise, drapé dans sa tunique bigarrée, John Big-Soldier Maker, révèle soudain le caractère indien de ses traits.

Indien osage à rivesaltes

Photo Sébastien Vaissière


Dix jours plus tard, on le retrouve sur le parvis de la mairie de Rivesaltes, agenouillé, une épée sur l’épaule gauche. À l’autre bout de la lame, Patrick Chaumin, grand Maître de la Commanderie du Babau. Un peu à l’écart, les époux Drouilhet assistent à la scène en souriant. Demain, leur hôte prendra le chemin du retour après dix jours de réceptions, d’hommages, de visites aux écoliers, de rencontres avec les élus et d’excursions touristiques. Pour l’instant, il fait face au grand Maître qui l’intronise dans la confrérie. Maker jure fidélité, saisit le verre qu’on lui tend, et engloutit son contenu doré.

D’ordinaire guillerets et potaches, les membres de l’organisation œuvrant joyeusement en faveur de « jouissance gourmande des mets et boissons du Rivesaltais » affichent des mines graves. Conscients, sans doute, de tirer un fil aussi improbable que poétique entre la cuite de Grand-Soldat en 1827 au Havre et le premier verre de Muscat avalé par son descendant direct 188 ans plus tard, les commandeurs se laissent aller à la solennité. « Je ne sais pas si vous le sentez comme moi, mais il se passe quelque chose de grand, aujourd’hui ! » chuchote Chaumin a ses camarades.

Cette atmosphère étrange, mélange de pesanteur et de jubilation, ne se dissipera que de longues minutes plus tard, après que la sardane aura clos la cérémonie. Pas un spectateur, pas un protagoniste de l’événement ne sera capable de définir ce trouble pourtant éprouvé par tous. John Maker, sourire au lèvre, y parviendra en un mot : « wa-xo-beh ».

*2 ouvrages pour en apprendre davantage sur le voyage des Osages : Du Missouri à Montauban, par JC Drouilhet. Édité à compte d’auteur. Disponible sur oklahoccitania.canalblog.com, et Le voyage chez les Yeux-Pâles par Philippe Brassart, Éditions Michel Lafon.

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