Quand AZF a pété, Pascal Dessaint était au lit, assoupi depuis l’aube après une nuit à suer sur un roman en cours. Sa femme était sous la douche, et comme il faisait doux, elle avait ouvert les fenêtres de la petite maison de Rangueil où vivait le couple. Le blast n’a donc trouvé aucune vitre à fendre. Il s’est rattrapé à l’intérieur. D’abord en bombant le tablier en fonte de la cheminée du salon, ensuite en écroulant le plafond de la chambre sur son occupant. Dessaint s’est ainsi réveillé avec du plâtre sur le râble et des doutes plein la tête : « Ma femme était enceinte. Je me suis dit : est-ce qu’on a bien fait ? Si ce qu’on vit est la bande-annonce de ce qui nous attend, à quoi ressemblera le monde dans lequel grandira notre fils ? »
Plus tard, au centre-ville, en croisant des Toulousains du nord de la ville qui semblaient surpris par l’ampleur des dégâts, il dit avoir compris que tout le monde n’avait pas vécu le drame de la même manière. Qu’un fossé demeurerait entre les quartiers proches de l’usine et les autres. « La catastrophe a été perçue différemment selon la proximité de l’explosion. C’est la raison pour laquelle je ne crois pas à un traumatisme toulousain global et profond. Le temps passe vite (heureusement). Les populations changent, bougent. Ce qui reste, par contre, c’est une trace profonde chez certains d’entre nous. Très profonde. » Et Dessaint de confier comment en 2005, alors qu’il était à Amman pour une causerie organisée par l’Institut français de Jordanie, il a éprouvé physiquement la marque du 21 septembre : « Au moment de l’apéro, j’étais avec l’ambassadeur chez le directeur du centre culturel. Il faisait très bon. Les portes étaient ouvertes. On buvait de l’arak. Tout d’un coup ça a explosé. J’ai compris que ce n’était pas une bonbonne de gaz, parce que mon corps avait vibré exactement comme le jour de l’explosion d’AZF. C’était le soir où les frères Zarkawi ont fait sauter trois hôtels à Amman. J’ai compris à cet instant que c’était inscrit profondément en moi, jusque dans mon corps. »
Il nous raconte tout cela en touillant un express dans un bistrot de la rue d’Aubuisson, quartier où se jouent quelques-uns de ses livres. Dans Les paupières de Lou (Rivages), son premier roman noir d’inspiration toulousaine, le héros traîne au petit matin à la sortie du Fluo, la boîte en bas de la rue, (aujourd’hui La Paillote), jusqu’au marché Saint-Aubin où il finit par acheter une petite caille pour Lou. 30 ans après la sortie de ce livre, l’auteur se souvient que nombre de Toulousains lui faisaient remarquer à l’époque que personne n’associait naturellement Toulouse au drame ou au crime. Comme si cette ville ne pouvait générer quoi que ce soit de noir, de grave, de dramatique. « Le milieu y était certes moins présent qu’à Marseille ou Grenoble, mais il y avait déjà sur place, bien avant AZF, Alègre et Merah, tout ce qu’il fallait pour raconter le désordre d’une société ». Désordre peint en vingt ans et dix livres dans ce décor toulousain, avant que l’auteur ne cherche l’inspiration ailleurs : « Je pense avoir exprimé beaucoup de l’époque des année 90 et 2000. Et puis, il y a eu un effet de bascule. À Toulouse, on a peut-être été à l’abri un peu plus longtemps qu’ailleurs, mais depuis le début du siècle on est dans une situation compliquée avec des drames, des menaces, du terrorisme et des tensions nouvelles. »
À la fin des années 1990, bien que lucide quant à la noirceur de la cité, et tout en sachant le risque industriel que faisait planer l’usine AZF sur les Toulousains, Dessaint n’imaginait pas une catastrophe de l’ampleur de celle du 21 septembre. « Pourtant, quand on y pense, comment pouvait-on imaginer en passant tous les jours sur le Pont-Neuf, et en voyant cette cheminée blanche et rouge si proche, que ce n’était pas dangereux ? Il fallait avoir des œillères pour ne pas voir, et les oreilles bouchées pour ne pas entendre ceux qu’on appelle aujourd’hui “ les lanceurs d’alerte”, en l’occurence à l’époque Les Amis de la Terre, qui nous disaient : Attention, danger ! C’était tellement prévisible, tellement dans la tête des Toulousains, tellement profond, tellement dans l’inconscient. Il a malgré tout fallu que ça pète pour qu’on comprenne. Et moi le premier. L’explosion a été une bascule dans ma perception du monde. La confirmation de mes craintes, de mes angoisses récurrentes. » Peut-être même la confirmation d’une intuition, puisqu’à l’été 2001 Dessaint s’était lancé dans l’écriture d’un roman… sur AZF. Un livre qui n’a jamais vu le jour mais dont il a conservé les notes préparatoires. L’idée lui était venue en recueillant des confidences sur la vie de l’usine. On l’avait alerté sur un phénomène curieux, une pollution récurrente de la Garonne issue du pôle chimique. On lui avait raconté des anecdotes à peine croyables. Des chasseurs qui finissaient leurs battues dans l’enceinte de l’usine. Des SDF qui s’y réfugiaient l’hiver pour dormir au chaud des machines… « Des histoires tout à fait curieuses qui ne pouvaient qu’alerter un auteur de roman noir, qui plus est intéressé par la chose industrielle. Tout cela, déjà, était le signe d’un monde qui marchait sur la tête et jouait avec le feu. La catastrophe n’était que la confirmation de cet état de fait. 20 ans après, Beyrouth a révélé la même chose : notre capacité à ne pas voir, à mettre la tête dans le sable. Et notre complicité à tous, puisque le fruit de cette industrie aberrante est le confort dont on profite chaque jour, et l’emploi qu’on a privilégié au détriment de la sécurité. Le premier réflexe après le 21 septembre, aussi bien sur le plan syndical que politique, a été de reconstruire pour ne pas perdre les emplois…
©Rémi BENOIT
Impossible de poursuivre ce projet de roman après la catastrophe. À la sidération qu’il éprouvait comme individu touché par l’explosion, Dessaint raconte avoir connu une sidération d’auteur. Un blocage qui a duré trois mois. Ce n’était pourtant pas un perdreau de l’année. Issu d’une famille ouvrière de Dunkerque, sensibilisé très tôt aux luttes syndicales et aux questions sociales, il avait déjà à 20 ans, à son arrivée à Toulouse en 84, identifié les ressorts cassés de la société contemporaine. Mais le 21 septembre, c’était beaucoup d’un seul coup. « Une bascule », comme il le répète. Et puis au bout de quelques mois, il parvint à se sortir de l’impasse. Plutôt que de chercher à traiter la catastrophe, il choisit d’opérer un retour à sa nature profonde, et de s’intéresser aux cicatrices plutôt qu’aux faits. Sur ce terreau pousseront deux livres. D’abord Loin des humains (Rivages), sorti quatre ans après la catastrophe, thriller dont l’intrigue se noue autour d’un rescapé de l’explosion du 21 septembre ; et Les Derniers jours d’un homme (Rivages) qui tout en évoquant le scandale de la liquidation de Metaleurop en 2003, convoque des thématiques sociales et environnementales parfaitement applicables à l’histoire d’AZF : « AZF ne concerne pas tant Toulouse que le monde et les sociétés occidentales qui fonctionnent sur un cynisme évident. Après l’explosion, le problème a été vite vu. On a méprisé ceux qui ont souffert le plus profondément, et on a déplacé la structure en Asie. Mais déplacer le problème ne le règle pas. »
Tous les « problèmes », d’ailleurs, n’ont pas été déplacés. Les 5000 tonnes de nitrocellulose, composé chimique explosif produit en 14-18 sur le site de la Poudrerie, dorment encore en bord de Garonne, dans les ballastières de Braqueville, et menacent d’exploser. Dessaint, soutien de Pierre Cohen en 2008 et candidat écolo non éligible aux régionales de 2015 sur la liste de Gérard Onesta, fait remarquer que le sujet n’a été abordé par aucun candidat local ces deux dernières années. Ni lors de la campagne des régionales de 2021, ni à l’occasion des municipales de 2020. Mais cette menace toulousaine semble déjà moins l’inquiéter que les périls globaux qui s’annoncent : « Il n’existe aucune échappatoire aux menaces environnementales et climatiques. Chaque catastrophe actuelle est la convergence de tellement de folie humaine que je vois mal comment on pourrait détricoter ce qui les provoque. Les éléments, désormais, sont puissamment contre nous. Quand des milliers d’hectares de banquise se détachent, on comprend bien qu’on ne pourra pas réparer. On peut changer la vitre d’une fenêtre après l’explosion d’une usine chimique. Mais recoller la banquise… ».
Pascal Dessaint 1964 Naissance à Dunkerque 1984 Arrivée à Toulouse 1992 Les paupières de Lou (Rivages), roman noir toulousain 1999 Du bruit sous le silence (Rivages), polar rugbystique 2000 Grand prix de littérature policière 2005 Loin des humains (Rivages), thriller sur les cendres d’AZF 2010 Les derniers jours d’un homme, (Rivages) polar post-industriel 2015 Candidat écolo (en position non-éligible) aux régionales 2020 Vers le beauté, toujours ! (La Salamandre) 2021 Un colosse (Rivages)