Il est un peu plus de 6 heures du matin, le jour se lève et le froid pique le visage. Il fait 2°C dans l’entrepôt réfrigéré de Fruits Garonne. 130 tonnes de produits de la terre reposent sur des palettes, à perte de vue. Tout ce dont un végétarien peut rêver : des variétés de tomates qu’on ne goûte que dans les restaurants gastronomiques, des pommes à ne plus savoir qu’en faire, de banales courgettes jaunes et des aubergines graffiti. Dans certaines pièces, la température est un peu plus élevée : 10°C pour les bananes, les pêches ou les nectarines qui seront ainsi mûres à point dans deux jours. Les transpalettes sillonnent l’entrepôt en quête du bon produit. À leurs commandes, des têtes chercheuses comme Sébastien : « C’est tout un art : il faut être organisé et connaître l’entrepôt comme un taxi connaît sa ville. » Après, il faudra remplir les « gros culs », jouer une grande partie de Tetris, « empiler de façon optimale des seaux de salades de fruits sur des sacs de pommes de terre ou des cageots de salade sur des ananas. » Un ballet incessant bien réglé : 24 heures sur 24, on charge et décharge les camions, on remplit et vide l’entrepôt, on trie et contrôle les denrées, on achète et vend au juste prix
Je suis pas têtu, je vais pas passer trois heures à acheter une palette de prunES !
À 8h30, la température et le niveau sonore montent dans la salle des achats de Fruits Garonne. En manches courtes,
micro-casques rivés sur le crâne, une douzaine de commerciaux s’active derrière des écrans d’ordinateur. Sur les bureaux en enfilade, rien d’inutile, tout est classé. Et l’on sent déjà la testostérone : « 90 balles… Non ? Hé bien laisse tomber… Je suis pas têtu ! 90, c’est tout… Non ? Hé bien laisse tomber… Je vais pas passer trois heures à acheter une palette de prunes… tu me l’as fait à 90 ? Non ? Hé bien laisse tomber. » Les négociations réussies se font aussi clairement entendre : « 60 pigeons rouges en barquette à 1,20€ chez toi demain matin », « les fraises, pour te faire plaisir, je te les mets à 1,50€ dans le Lot-et-Garonne ». On se croirait à Wall Street. Enfin presque.
Un chemin piétonnier
Au même moment, à l’autre bout d’Eurocentre, Patrice Poncho allume la lumière de son bureau. La fenêtre, trop petite, a du mal à laisser entrer la lumière du jour naissant. Le plafond, quant à lui, est trop bas. Directeur de la plateforme, il est logé à l’écart, dans une des rares maisons construites avant que les premiers entrepôts ne sortent de terre, il y a une vingtaine d’années. « Je connais chacune des 140 entreprises présentes sur le site. Normal, c’est moi qui me suis occupé de la vente des terrains. » Patrice raconte son “centre” avec passion. Il se désole de la baisse du fret ferroviaire : « Les prix augmentent sans cesse parce que le transport par la route ou par la mer est beaucoup plus rentable. » D’autant plus rageant qu’il a fait construire un embranchement spécial et trois voies de manœuvre pour réceptionner des trains entiers. Il se félicite de la présence d’espaces verts sur un tiers de la zone. Son chef d’œuvre : un chemin piétonnier, qui fait le tour d’Eurocentre, « ce sont surtout les habitants de Castelnau-d’Estrétefonds et de Villeneuve-lès-Bouloc qui l’empruntent. Nous sommes à cheval sur ces deux communes. » Il peste contre les chauffeurs routiers, qui, « après avoir pissé dans des bouteilles en plastique, s’en débarrassent en arrivant ici ». Il rêve enfin d’agrandir le site de 80 hectares, ce qui créerait 1200 nouveaux emplois.
Serge, patron du Relais Toulousain.
Serge aussi a vu se construire Eurocentre. La soixantaine, fils de routier, il est l’ainé de 13 enfants, « et encore heureux que mon père était tout le temps sur les routes ! » Avec son air à la Blier – entre Bernard et Bertrand -, Serge a de l’humour. Sauf quand cela concerne son restaurant pour routiers, le Relais Toulousain : « Le métier, c’est plus ce que c’était. Vous savez, on fait des bus de tourisme pour compenser. Comme je dis, y a pas grand chose à dire ! » Le prix des formules du resto s’aligne sur le forfait repas des chauffeurs. Ce mois-ci, il est à 13,40€, « mais beaucoup se contentent d’un seul plat pour économiser leurs frais de route » fait remarquer Stéphane, le gendre de Serge, derrière sa tireuse. « Faut dire qu’en taux horaire, ils gagnent 9,61€. À l’usine, c’est 9,43€. Si on regarde bien, mieux vaut l’usine. »
Avec leurs cartes à la con, si tu te fais gauler tu vas en taule avec ton patron.
Au comptoir, Pascal acquiesce, en sirotant un petit kir avant son déjeuner. Lui est né dans un camion, vacciné au gazole. Mal rasé, bedonnant, en bermuda et chemise à manches courtes, il évoque la belle époque. Celle où son poids lourd à double étage, estampillé La Poste, emportait 668 500 lettres jusqu’à l’autre bout du pays. Celle des Savoyardes, « comme des camions de l’armée, avec la bâche qu’il fallait descendre du dessus. On ne faisait pas les fiers, là-haut sur la faîtière ! » L’époque où il y avait de l’entraide : « Tu pétais une roue et trois collègues s’arrêtaient pour te donner un coup de main. Maintenant, c’est tout juste s’ils ne te passent pas dessus ! » Celle où l’on pouvait gagner sa vie dans le métier, même si on ne voyait pas beaucoup sa femme : « Tu dormais jamais, tu rentrais le samedi soir et tu repartais le dimanche matin. Aujourd’hui tu peux plus le faire à moins d’être hors-la-loi. Avec leurs cartes à la con, si tu te fais gauler tu vas en taule, avec ton patron. »
Une semaine de vacances
Ces cartes à la con, de leur joli nom tachygraphes, sont des appareils enregistreurs qui contraignent les chauffeurs à prendre une pause toutes les quatre heures et demie et à s’arrêter après neuf heures de route par jour. Le routier n’est plus aussi libre qu’avant, d’autant que son engin est suivi à la trace par le GPS et les employeurs : « Ce matin, la fille de ma boîte a vu que je m’étais arrêté à la pharmacie, elle m’a envoyé un gentil message pour savoir si j’allais bien », lance depuis la terrasse Ludovic, 29 ans et deux enfants. Routier, comme son père : « Chaque année, j’adorais passer une semaine de vacances dans son camion. C’est pas un métier où tu vois de la lumière, tu viens parce que t’as envie de le faire ». Face à lui, Anthony, de trois ans son cadet, un camarade de chargement avec qui il a passé un weekend au Castelet pour le Grand Prix Camions. Au volant, Anthony passe tellement de temps à téléphoner, qu’il doit recharger son mobile deux fois par jour. « Les potes, c’est forfait illimité. Et puis, il y a Facebook et compagnie. » T-shirt et short du dimanche, tongs et serviette sur l’épaule, les deux compères attendent de passer sous la douche devant un Whisky-Coca. Anthony a un corset : « C’est pas la première fois que je suis bloqué du dos. Je ne sais pas si c’est à cause de la route, des secousses et tout ça. »
Au milieu de l’après-midi, il est temps de s’étirer un peu au Moving Express, la salle de sport d’Eurocentre. Ruisselants d’effort sur leurs tapis roulants, quelques coureurs regardent passer les poids lourds derrière une grande baie vitrée : « Ici, il y a toujours du monde, racontent en chœur Tessa et Marlène, à l’accueil, des chauffeurs routiers qui ont besoin de se défouler, des filles des bureaux entre midi et deux, des préparateurs de commandes vers 16 heures. »
Salle des achats, entrepôt frigorifique, préparation de commande : tout doit aller vite à Eurocentre.
Faut bien prendre soin de son petit intérieur. Y’en a dans le métier, on les appelle les sangliers : on les sent venir de loin !
Stéphane en emploie quelques dizaines de ces spécialistes du remplissage de cartons. Bodybuildé pour un début de quarantaine réussi, il a le physique de son entreprise, Irun, spécialiste de la vente en ligne de chaussures de sport. Il lui fallait un espace de stockage à la mesure de la croissance de sa boîte. Les 8000 m2 d’entrepôt qu’il vient de choisir à Eurocentre ne lui seront d’ailleurs bientôt plus suffisant. Il envisage déjà le double : « L’avantage ici, c’est qu’on est à un quart d’heure de Toulouse, la plupart des salariés vient des alentours et c’est très accessible. Seul problème, il n’y a pas la fibre. Vous vous rendez compte ? En 2015 ? » Il reste des traces du déménagement : il manque des vitres, tout n’est pas déballé et les locaux de la direction, au premier niveau, sont flambant neufs. Le rez-de-chaussée ressemble à celui d’un Ikea géant : des rangées de cartons empilables à 10 mètres de hauteur. À la chaîne, la main d’œuvre conditionne ou déconditionne, référencie et photographie, réceptionne ou expédie. En musique de fond : le son des scotcheuses et des transpalettes.
Un beau soleil d’été
Dehors, sur un immense parking, bien calé dans le siège conducteur de son 44 tonnes, Sébastien a le nez dans sa tablette. Il est 19 heures et sa journée prend fin. Il a téléphoné à sa femme et sa fille de 12 ans, pris sa douche, mangé, et avant d’aller dormir, il regarde le début d’un film : « Avec la fatigue, je n’arrive plus à en voir un en entier ! » L’homme doit faire 100 kilos. Il a une petite quarantaine, le crâne rasé, une boucle à l’oreille droite et un tatouage maori sur le mollet gauche. Sa cabine est impeccable : Faut bien prendre soin de son petit intérieur. Y’en a dans le métier, on les appelle les sangliers, on les sent venir de loin ! » D’ordinaire, les chauffeurs étrangers lui posent également problème : « C’est la plaie : ils volaient les roues de secours, du coup on n’en a plus et il faut appeler un dépanneur. Ils volent de l’essence, du coup on a des grilles anti-siphon. Et puis, ils entaillent les bâches au cutter pour y passer la tête et repérer la marchandise. C’est pour ça que parfois on voit des sortes de grosses virgules sur les bâche des camions. »
Dans cet univers logistique, on oublie vite les saisons. C’est pourtant un beau soleil d’été qui est en train de se coucher. De la fumée s’élève de l’autre côté du parking : très équipé, Guillermo fait un petit barbecue à l’arrière de son camion frigorifique. La lumière presque verte d’un lampadaire s’allume en clignotant au dessus de lui alors qu’il mange des haricots blancs espagnols sur une très fine tranche de veau. Il passe l’essentiel de son temps aux côtés de son partenaire de route. À deux, ils font rouler leur camion 20 heures sur 24. Ils ne gagnent pas grand chose mais voient du pays, du Nord de la France au fin fond de la péninsule ibé
rique : « Je comprends pourquoi les chauffeurs français râlent, ils défendent la profession », dit-il dans un castillan difficilement compréhensible. Demain, ils iront à la Jonquera, à la frontière espagnole, pour toucher une partie de leur paie, au noir.
Je conduis avec des chaussures à talon haut, sinon ça me tire les mollets
À deux heures du matin, un nouveau camion vient se garer. Au volant, Sylvie se fait la plus discrète possible. Son moteur éteint, elle descend, en chaussures à talons haut : « Je conduis avec, car sinon, ça me tire les mollets. Mais quand j’arrive sur un quai de chargement, j’enfile ma chasuble et mes chaussures de sécurité. » Blonde et souriante, en ce moment elle lit « Savoir dire je t’aime », d’un auteur inconnu. Une petite poupée rose pend à son rétroviseur. Sylvie est entrée dans le métier il y a cinq mois à peine, une reconversion après 12 ans passés dans la menuiserie : « Mes enfants sont grands maintenant, je peux enfin faire ce que j’ai toujours voulu faire : la route, un métier d’homme. Quand je rentre, c’est encore moi qui conduit toute la famille. Le samedi soir, ça arrange bien mon mari ! » Ses rapports avec ses collègues masculins ? « Je n’ai pas encore vraiment lié d’amitié. Quand j’en croise un, je me sens observée et j’ai tendance à regarder ailleurs. À cette heure-ci, je tire le rideau et personne ne sait qu’il y a une femme dans le camion. » La douche, qu’elle prend au restaurant routier, est le moment le plus compliqué. Il faut dire qu’on n’en voit pas beaucoup, des femmes, à Eurocentre.
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