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Serge Roué : Anges-soignants

Jeudi 12 mars 2020. Je me presse encore au théâtre. Il faut continuer de vivre tout en respectant les gestes barrières. Samedi, le Premier ministre serrera la vis d’un confinement qui nous enfermera pour de longues et nécessaires semaines. Pour l’heure, on se bouscule à la porte de la Comédie-Française. Dans le hall, Marc-Olivier Fogiel, directeur de BFM TV, écoute sur son téléphone, la mine sombre, sa rédaction commenter l’intervention du président de la République. Il prédit « la plus grave crise sanitaire qu’ait connu la France depuis un siècle ». Nous ne sommes pas encore « en guerre », mais les écoles et lycées seront fermés dès lundi, les entreprises soutenues et le premier tour des élections municipales maintenu.

La salle Richelieu, pleine à craquer, bruisse : on est à touche-touche, on blague encore sur le virus. Qui se doute que pour les 862 spectateurs, les comédiens et techniciens du Français, il s’agira de la dernière représentation de la saison ? À l’affiche : Angels in America, la pièce événement de Tony Kushner, longue de sept heures, rabotée à l’extrême par le réalisateur Arnaud Desplechin. Le spectacle y perd en puissance et métaphore, mais l’essentiel résiste : une réflexion brillante sur l’épidémie de sida à New York au début des années 80. Le texte, pourtant écrit à partir de 1987, fait terriblement écho au temps présent. On y entend éructer l’avocat Roy Cohn, interprété par Michel Vuillermoz. À l’époque, il était aussi le mentor du jeune Donald Trump. Gaël Kamilindi représente la cohorte d’aides-soignants, j’allais dire d’anges-soignants, qui, aujourd’hui comme hier, sont applaudis aux fenêtres des appartements, quand on ne sait plus à quel saint se vouer. Aux côtés de l’excellent Christophe Montenez, formé, rappelons-le, au Conservatoire de Toulouse, Clément Hervieu-Léger joue Prior. Il est malade. Il vivra. À la dernière scène, il se tient devant la Fontaine Bethesda de Central Park : « Cette maladie va faire disparaître beaucoup d’entre nous, mais pas tous, les morts seront célébrés et ils continueront d’exister près des vivants ». Les spectateurs sortent bouleversés, personne ne s’éternise, tout le monde file, sonné, reprendre sa vie.

Je rallume mon téléphone, glisse sur les nouvelles et débats de spécialistes auto-proclamés, tombe sur un post facebook d’Alysia Abbott qui relie l’atmosphère actuelle à ses souvenirs, entre San Francisco, Paris et Boston, au chevet d’un père séropositif, qu’elle raconte dans son récit Fairyland (Globe) pour lequel nous l’avions reçue au Marathon des mots l’an passé. Je traduis : « Pensez à l’expérience des personnes touchées par la dernière pandémie mondiale : le sida (…) J’ai des amis qui, pendant la crise du sida, ont eu un mal fou à se faire entendre, répétant sans relâche “ nous mourons “. On leur répondait : “ oui, mais bien plus de personnes meurent du cancer “, alors qu’ils essayaient juste de prévenir qu’une épidémie se propageait. Soyez compatissant. Appelez les gens que vous aimez ».


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