« Quand je suis arrivé, c’était un marécage, le comble de l’humidité et de la boue », témoigne Michel Deschamps dans un document du CNES. En ce mois d’avril 1966, le jeune ingénieur quitte le Centre Spatial de Brétigny-sur-Orges, en région parisienne, pour superviser la construction de celui de Toulouse, destiné à le remplacer. En famille, il emménage dans une villa cernée par des champs de maïs et de blé, au bout des pistes de Montaudran. La décentralisation du Centre National d’Etudes Spatiales s’annonce laborieuse, dans une ville de province assoupie, où « il y avait encore des boutiques aménagées comme dans les années 1920 et où un rendez-vous fixé n’avait pas valeur d’engagement ! ».
Quand je suis arrivé, c’était un marécage, le comble de l’humidité et de la boue. Michel Deschamps, ancien ingénieur du CNES
Difficile de convaincre les 450 salariés franciliens promis au transfert : « On ne trouvait aucun intérêt à déménager », se souvient Jacques Blamont, un des fondateurs du CNES. Au centre de Brétigny, c’est le branle-bas de combat. Les murs du bâtiment Gay-Lussac sont recouverts d’affiches vantant les attraits touristiques et économiques de la ville rose, de plans de ses constructions immobilières. Pour les aides au logement et le reclassement des conjoints, le Bureau Transfert Toulouse est installé 100 mètres plus loin, dans le bâtiment Abbé Pierre. Tout incite au départ, comme le compte rendu officiel du transfert d’une première quinzaine de salariés, pendant l’été 1968 : « Le moral est excellent et le soleil toulousain semble bien doux aux habitués des brumes des plaines de Brétigny… ». Mais le tableau manque de perspective.
Coûteuse gloriole
Inauguration du CST le 29 octobre 1973 par Jean Charbonnel, ministre du Dveloppement industriel CNES scientifique.
« L’espace coûte horriblement cher, sans autre bénéfice que la gloriole », peste le premier ministre Georges Pompidou. Depuis novembre 1965, le CNES a rempli avec succès sa mission fixée par le Général de Gaulle : faire de la France la troisième puissance spatiale mondiale. Quelques jours avant la première élection présidentielle au suffrage universel, le satellite tricolore Astérix a été placé sur orbite. Monté sur ressorts, les médias l’ont surnommé Zébulon. Avec enthousiasme, le grand public découvre alors le CNES, qui n’a que trois ans d’existence. Mais déjà, le journaliste Nicolas Vichnay prévient, dans Le Monde : « Avec sa politique spatiale, la France est comme un automobiliste qui, après s’être offert une belle voiture, se refuse à payer l’essence pour la faire rouler. » Le budget du CNES est même sérieusement revu à la baisse, quatre ans plus tard, pendant que les Américains marchent sur la lune. On décide de sous-traiter davantage au privé : « Je venais juste d’arriver à Toulouse et je devais faire des allers retours à Paris pour former des gars de chez Matra, enrage Michel Taillade, un des chefs de la division satellite. Les ingénieurs et techniciens, eux, n’avaient plus rien à faire, on les avait menés à l’abattoir ». À Brétigny, la pilule ne passe pas non plus. En deux ans, la moitié des futurs décentralisés et 128 cadres dirigeants claquent la porte. Plus d’un tiers des effectifs.
Boule de fer
« Il y avait si peu d’ambition qu’on a envoyé dans l’espace une simple boule de fer ». Le satellite Starlet est un polyèdre de 25 cm de diamètre qui mesure le champ de gravité de la Terre. Conçu durant le seul printemps 1972 « à la va-vite, sur un coin de table, pour que la fusée Diamant ne décolle pas complètement à vide, s’insurge Michel Taillade. C’était l’horreur totale, je n’avais pas signé pour ça : j’ai quitté la division satellite pour une autre, moins dépensière ». Afin de maintenir un semblant d’activité à la division satellite, on décide de lancer différentes études. Tout y passe : les propriétés du soja, la maison solaire, la radio amateur, l’optimisation des métros… « des orientations très baroques, des bêtises qui me révoltaient ! », se souvient Jacques Blamont. Jugeant les programmes du CNES « trop peu suivis », les industriels de l’espace ne s’installent pas à Toulouse. La crise pétrolière y est aussi pour quelque chose : « Je ne crois pas que beaucoup d’industriels fassent des dépenses qu’ils peuvent éviter », déplore le tout nouveau président du CNES Maurice Levy, lors de sa venue, le 16 janvier 1974. Le CST vient tout juste d’être inauguré en grande pompe. Sur 48 hectares, ses installations flambant neuves sont les plus performantes du vieux continent. Les effectifs enfin transférés au complet, 700 salariés attendent de pied ferme de sérieux ordres de mission. Ils doivent encore patienter.
Pompe à fric
Sitôt installé à l’Élysée, Valéry Giscard d’Estaing change les règles. Priorité étant donnée à la future Agence Spatiale Européenne, les Toulousains craignent de voir fondre leur maigre plan de charge : « On sacrifiait définitivement le programme national sur l’autel de l’Europe… l’ambiance commençait sérieusement à se tendre », considère Bernard Estadieu, directeur adjoint du CST. Tous les chefs de division se rendent un matin dans le bureau parisien de Michel Bignier, le directeur général : « On lui a montré les courbes des budgets consacrés à l’Europe et au CST : elles étaient parfaitement opposées. Ça ne lui a fait ni chaud, ni froid », rapporte Michel Taillade. Pendant ce temps, ayant essuyé trop d’échecs, on déloge la fusée Diamant de sa base de lancement guyanaise. Ariane la remplacera, vers la fin de la décennie, si tout va bien. Étonnamment, on décide de développer le nouveau lanceur dans le petit centre du CNES d’Évry : « On ne comprenait pas pourquoi il n’était pas confié aux nouvelles équipes de Toulouse. La pompe à fric était en route et on n’en profitait même pas ! ». L’activité se réduit d’autant plus que, sans fusée, de nombreux projets doivent être mis de côté. Désœuvrés, incompris et inquiets, les salariés du Centre Spatial de Toulouse sont au bord de l’explosion.
Une toile au Paris
C’est Maurice Levy qui allume la mèche, en pleine sécheresse de 1976, en annonçant un plan de suppressions d’emplois, dont 30 d’ici la fin juin. Les noms de 17 salariés licenciés sont affichés au poste de garde du CST, un attroupement se forme. Bernard Estadieu l’admet : « C’était très maladroit. En outre, cette liste établie par le siège parisien était curieuse, personne ne comprenait ces choix ». Les réunions du personnel se succèdent à la cafétéria : « Beaucoup venaient d’arriver à Toulouse, rappelle Robert Barillot, représentant de la section CFDT. Le centre était à peine en ordre de marche que l’on parlait déjà de le fermer ».
Le sentiment commun d’avoir échappé à un désastre a cimenté un nouveau CNES. C’était le début d’une véritable culture d’entreprise. Jean Saint-Etienne, ancien chef de département au CNES
Le 10 juin débute une « grève happening aux actions spectaculaires », comme le titre alors La Dépêche du Midi. Des hordes d’ingénieurs et de techniciens révoltés envahissent le siège social de FR3 Midi-Pyrénées, immobilisent sur le tarmac de Blagnac un avion en partance pour Paris, bloquent des trains à la gare Matabiau, perturbent la réception organisée en grande pompe en l’honneur du secrétaire d’État américain aux transports. « Presque tous les employés ont suivi le mouvement, note Michel Taillade. Ils n’étaient pas vraiment du genre à défiler avec des boulons dans les poches, c’était assez juvénile, Mai 1968 n’était pas si loin ! ». Le reste des Toulousains assiste de loin à l’agitation, préférant fuir la chaleur au bar des Nouveaux Américains ou au cinéma Le Paris, où Taxi Driver fait salle comble.
Question récurrente
Malgré une semaine d’émeutes, Maurice Levy part aux États-Unis pour suivre le comité mondial de la recherche spatiale. Seul et presque à reculons, Michel Bignier vient confirmer l’application du plan social aux salariés du CST, qui lui en bloquent l’accès. Dans une salle attenante, les responsables syndicaux le prennent à parti avec Roger Lesgards, secrétaire général du CNES : « Nous étions prisonniers, cernés par plusieurs tables. Ils étaient très remontés et n’avaient pas l’intention de nous relâcher. » Robert Barillot invective alors le directeur général : « Ce qu’il vous faut Monsieur, c’est du sang ! ». Désemparé, Bignier offre le lendemain sa démission au ministre de l’industrie et de la recherche. Les autorités renoncent ensuite aux licenciements et la grève est levée. « J’ai l’impression que le travail peut reprendre dans de bonnes conditions », déclare le 24 juin à Toulouse un Maurice Levy déboussolé. Et La Dépêche du Midi de faire remarquer que « cette conférence de presse a surtout montré que la capitale se soucie toujours aussi peu de la Province : à l’autre bout du fil, installé au siège parisien, il n’y avait pas un seul journaliste. » L’intersyndicale tire le bilan de la crise dans un document d’une vingtaine de pages. L’occasion d’un ultime appel : « Le personnel du Centre spatial de Toulouse attend de la direction une réponse, sans aucune ambiguïté, à la question : UN CENTRE TECHNIQUE À TOULOUSE, POUR QUOI FAIRE ? ».
Larme de joie
En réponse, le conseil des Ministres met fin aux fonctions de Maurice Levy, remplacé par Hubert Curien. Au CST, on appelle Jacques Blamont à la rescousse : « L’ambiance était quasi insurrectionnelle. J’ai passé mon été à refaire l’organigramme, qui avait besoin d’un bon coup de balai ! ». Peu à peu, les réfractaires quittent les pelouses ensoleillées du centre. « Le sentiment commun d’avoir échappé à un désastre a cimenté un nouveau CNES. C’était le début d’une véritable culture d’entreprise », écrit Jean Saint-Etienne, un autre pionnier. À la direction générale, on nomme Yves Sillard, un homme à poigne, qui vient de mettre en place le centre de Kourou. Rassembleur, il propose de fabriquer un satellite Toulousain, porté par la fusée Ariane et lancé en Guyane. « Il m’a paru tout de suite évident que SPOT répondait exactement à ces objectifs, dit-il. C’était un programme fédérateur, novateur et stratégique ». Il donne 6 semaines au CST pour rédiger l’avant-projet, que Bernard Estadieu supervise : « Ce fût un tour de force. J’avais réuni une équipe remarquable qui a compilé des dizaines d’études ». Depuis le début de la décennie, les ingénieurs du CST travaillaient sur cette idée de satellite pour observer la terre. Leur rapport, de plus de mille pages, contient les principales options techniques qui feront le succès de SPOT. Il est rendu en temps et en heure. « Un samedi matin, le directeur adjoint des programmes a découvert les imposants volumes sur son bureau parisien, raconte Jean Saint-Etienne. Stupéfait, il a aussitôt téléphoné à Toulouse… et cet homme, plus connu pour manier l’ironie que pour manifester une émotion, a lâché à son interlocuteur avec des sanglots dans la voix : “Le CST existe donc !” »
Bonne blague
Et SPOT devient le Satellite Pour Occuper Toulouse. L’expression fait le tour du CNES. On s’en amuse jusque dans les couloirs du CST. « Le jeu de mots était tentant, drôle et pas totalement faux ! », reconnaît Yves Sillard. J’ai toujours pensé qu’il avait été lancé par un conseiller du Ministre, originaire du CNES. Un homme à l’humour caustique, qui, au demeurant, a permis de faire valider dans des délais étonnants la décision de lancement du programme ». Un programme dont les applications et les performances ont dépassé toutes les espérances. « Sans notre action, SPOT serait arrivé bien plus tard, se félicite Robert Barillot. On a fait bouger les esprits et conduit le gouvernement à prendre une bonne décision ». Et quand on demande à Bernard Estadieu les meilleurs souvenirs de ses trente ans passés au CNES, il répond sans hésiter : « Les conflits. Des périodes bouillonnantes qui ont fait avancer le CNES à pas de géant ».
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