Un dimanche soir de mars. Alors que les lumières s’éteignent une à une, rendez-vous a été pris dans le centre-ville pour une équipée nocturne. Sur le siège arrière droit de la voiture, le graffeur toulousain Tilt, doudoune bleue et casquette vissée sur la tête, figure du graff depuis les années 1980, passé des murs des villes à ceux des galeries. À ses côtés, le photographe plasticien Gaël Bonnefon, drapé dans un long manteau noir, oiseau de nuit fasciné par les espaces urbains en marge, qu’il évoque dans son travail par bribes et à coups de flashes.
le graffiti, c’est une contre-culture. Ce n’est pas fait pour plaire à tout le monde.
Un duo a priori mal assorti réuni par Ulrich Lebeuf, directeur artistique du festival toulousain de photographie MAP qui a décidé, pour sa dixième édition, de s’ouvrir à d’autres disciplines en faisant collaborer photographes et graffeurs, musiciens, vidéastes ou sérigraphes. Et dans la Megane qui file dans les rues désertes, on se demande ce qui a pu donner l’idée à Ulrich Lebeuf de les réunir. « Le rôle du directeur artistique, c’est de créer l’improbable, s’amuse-t-il. Même s’ils n’auraient jamais eu l’idée de travailler ensemble, ils sont tous les deux dans une sincérité viscérale. Et leur point commun, c’est la nuit. Le travail de Gaël est traversé par ses obsessions nocturnes. Tilt, lui, continue à graffer la nuit dans une forme d’illégalité. »
Flop Alors depuis deux mois, les deux artistes multiplient les sorties nocturnes pour alimenter un travail commun qui sera assemblé et montré en mai prochain pendant le festival. En route vers on ne sait trop où, Tilt évoque au fil des murs qui défilent les histoires de rue accumulées depuis une trentaine d’années. Comme ce kiosque du centre-ville où, pour la seule fois de sa vie, il a été mis en joue par un policier. La voiture s’arrête enfin à la Cartoucherie. Précisément là où MAP s’installera en mai. Dans les immeubles neufs d’un blanc éclatant, les habitants repoussent l’heure du coucher. Garés le long de l’allée, des parents désœuvrés attendent leurs ados venus voir Orelsan au Zénith. « Pas le meilleur soir question discrétion », s’amuse Tilt. Face aux immeubles immaculés, la halle de la Cartoucherie, avec ses vitres brisées et ses murs tagués, porte l’empreinte de décennies d’abandon. Le contraste entre ces deux mondes est aussi frappant qu’entre les deux compères. Très vite, Tilt dégaine ses bombes et entame son flop, signature en lettres rondes, gonflées et compactes peaufinée pendant des années. Gaël Bonnefon, un pied photo à la main et la clope au bec, erre lui sur le terrain vague. Observe. Et finit par s’échapper pour jouer avec les lumières qui se reflètent dans les flaques. « Je fais des photos de manière compulsive, instinctive. Je ne suis en attente de rien. Je ne veux surtout pas faire du photoreportage, montrer Tilt ou comment on fait du graff. Je prends du recul, je me mets en décalage. Je veux montrer les milieux marginaux autour de la ville. Leur monochromie, leur verticalité, leur surface. L’idée, c’est de poser le contexte par petites touches. »
Au loin, une grue clignote. Et en cinq minutes, Tilt a terminé son flop. Juste à temps. Les fans d’Orelsan affluent dans l’allée, s’engouffrent dans les monospaces, et rentrent se coucher.
Debout face à sa signature dodue, Tilt repense à ses longues nuits de graffiti à la Cartoucherie et se lance dans une longue tirade contre le street-art d’aujourd’hui. « J’aurais pu faire une très belle tête de Nougaro, réaliste, léchée, devant laquelle tout le monde se serait extasié. Mais le street art, le graffiti, c’est une contre-culture. Ce n’est pas fait pour plaire à tout le monde. Aujourd’hui, à Toulouse, on donne des murs à des mecs des Beaux arts qui n’ont jamais peint dans la rue et qui vont faire une belle fresque murale avec une petite fille qui nourrit des oiseaux. Mais ça, ce n’est pas nous. J’ai fait une boucle du crado au commercial, et je veux revenir à cette forme de liberté, d’illégalité. Le flop, ça dégouline, c’est primaire, considéré comme crade. Et c’est de ce graffiti là dont j’ai envie de parler dans ce projet. »
Taylorisme Dans la petite rue, le flux d’ados s’est transformé en embouteillage. « C’est chelou ce quartier, plus vivant la nuit que le jour », sourit Tilt. Pour fuir l’affluence inattendue de ce dimanche soir, il nous guide vers un endroit « plus tranquille et plus risqué, sous un pont ». La voiture se fraie un chemin dans les bouchons, longe les palissades de chantier et les résidences endormies. Bientôt, les rues se vident. Après de longues minutes de silence, Gaël Bonnefon semble à nouveau respirer, se retrouver dans son élément. La nuit et le silence. « Quand les ombres s’allongent, il y a toujours une forme de fin, et dans la nuit, il y a toujours quelque chose de symbolique, à la fois sombre et romantique. » Mais à l’approche du fameux spot à la tranquillité tant attendue, les trottoirs se remplissent à nouveau dangereusement. Au loin, les gyrophares de police et de CRS teintent la nuit de bleu. Et le Stadium semble déverser à l’infini les supporters déçus du TFC, tout juste vaincu par les Marseillais.
Sur des centaines de mètres, les abords de la route grouillent de vie. « Me retrouver deux fois d’affilée avec des milliers de personnes dans un spot normalement déserté, c’est une grande première », s’amuse Tilt. « Pour l’intimité de la balade nocturne, on a vu mieux. » Gaël Bonnefon, lui, se fait à nouveau mutique. Changement de plan. Cette fois-ci sûr de son coup, Tilt nous guide à travers le dédale des rues toulousaines avec la précision d’un taxi londonien. Au passage, il égraine l’histoire de ses flops qui surgissent au détour des rues. La voiture ralentit aux abords du pont des Demoiselles, et s’arrête sur le parking désert d’un supermarché déjà investi par un camping-car fatigué. Tout près de là, une prostituée veille. Sous le pont, Tilt recouvre de son flop une croix gammée tracée à la hâte, seule trace visible sur un mur repeint de frais. « D’habitude, ce facho s’amuse à recouvrir mes tags. Pour une fois, ce sera moi. » Gaël Bonnefon, parti faire un tour pour photographier des poubelles, se glisse sous le pont, tourne un moment avant de s’accroupir. Tous les deux sont aux aguets, et une fois le flop terminé, le camp est levé.
Je ne suis en attente de rien. Je ne veux surtout pas faire du photoreportage.
La voiture reprend le chemin du centre-ville. Changement d’ambiance et de medium. Tilt range ses bombes et enfourne dans ses poches des dizaines d’eggshells, stickers irisés à l’effigie de son flop qui s’effritent comme des coquilles d’œuf quand on essaie de les décoller. « C’est devenu impossible de taguer dans le centre-ville. C’est trop joli. » Panneaux, poubelles, descentes de gouttières, Tilt imprime sa marque à un rythme frénétique. « C’est du street art en mode taylorisme, ironise-t-il. Evidemment, il y a aussi une forme d’ego trip, pour montrer qu’à 45 ans, on n’est pas mort. » Gaël Bonnefon, lui, semble avoir abandonné tout espoir de tirer parti de sa soirée, et se fend d’un laconique « Ça ne m’inspire pas. C’est trop foisonnant ».
Pas forcément facile au départ, la collaboration entre le photographe et le graffeur a mis du temps à trouver son rythme. « Au début, ça n’a pas été évident, reconnaît Ulrich Lebeuf. Tous les deux sont des artistes confirmés et affirmés. Un peu, à une autre échelle, comme la collaboration entre Warhol et Basquiat. On se demande lequel va lâcher du lest en premier. Aujourd’hui, ils ont trouvé leur écriture, leur rythme. Ils sont conquis l’un par l’autre et se soutiennent. »
Après plusieurs sorties en tandem, les deux artistes commencent à voir plus clairement leur projet commun. Une exposition hybride, accumulation de clichés, d’objets, de toiles réalisées en atelier, et d’extractions d’éléments tagués : bâches de train, bouts de murs ou de mobilier. Des bribes superposées pour évoquer sans vraiment la montrer l’ambiance dans laquelle l’œuvre a été réalisée. « C’est en perpétuel changement, explique Gaël Bonnefon. Chacun se nourrit du travail de l’autre, et on change parfois radicalement de direction. Ce sera comme ça jusqu’à l’accrochage. » « Ce qu’on sait, c’est que nos deux univers, a priori éloignés et finalement proches, se mélangerons pour raconter la même histoire », résume Tilt. Il est bientôt une heure, et les rares bars encore ouverts poussent les derniers clients vers la sortie. En échange d’un eggshell collé sur la porte des toilettes, on nous autorise à prendre un dernier verre. Limonade pour Tilt. Et pour Bonnefon, bière.
Festival MAP Toulouse du 4 au 20 mai aux Halles de la Cartoucherie, Avenue de Grande-Bretagne