Née du mouvement militant du réveil sourd à la fin des années 1970, la communauté Sourde de Toulouse est aujourd’hui la plus importante de France. La langue des signes française y prend aujourd’hui une place importante.
Il y a des signes qui ne trompent pas. Onze heures, à une terrasse de café de Jeanne-d’Arc. Jacques Dardenne considère le ballet des passants. Il compte trois conversations en langues des signes française (LSF) en l’espace de deux expressos. « Voilà pourquoi on dit que Toulouse est la capitale des Sourds en France. À mon époque voir cela était impossible. » On estime que l’agglomération toulousaine concentre un quart de la centaine de milliers de Sourds du pays. Sourds avec un S majuscule, comme il est désormais d’usage de l’écrire pour désigner les sourds signants, pour le distinguer du mot sourds qui désigne le handicap. Ingénieur agronome à la retraite et administrateur de l’ASEI, ce septuagénaire sourd oraliste, militant de la première heure, a appris la langue des signes sur le tas. Et pour cause : avant 1977, la langue des signes était interdite en France. En 1880, suivant les indications du traité de Milan sur l’éducation des sourds, la République interdit la LSF sur son territoire. Il faut attendre 1991 pour voir son enseignement autorisé. « On a cherché à nous éduquer comme des entendants. Je ne suis pas contre l’oralisation, mais on ne nous a pas laissé le choix. » Des séances d’orthophoniste en pagaille, des heures de travail, de répétition et d’efforts supplémentaires par rapport aux autres élèves rythment l’enfance de Jacques Dardenne et de son frère Jean-Pierre : « On passait plus de temps à apprendre aux sourds à parler qu’à leur transmettre des connaissances ». Révoltée par ces conditions d’éducation, sa génération s’organise, s’associe, se rebiffe, pour retrouver ce mode de communication dont on l’a privée et qui lui paraît légitime. « La langue des signes est la langue naturelle des sourds. Si ce n’était pas le cas, elle n’aurait pas survécu aux décennies d’interdiction, souligne-t-il. Les cours en langue des signes changent la donne en matière d’accessibilité comme en terme d’acquisition des savoirs. Les sourds et les entendants n’ont pas forcément un système cognitif différent, mais les pédagogies doivent être adaptées aux élèves sourds. En langue des signes, on ne peut pas montrer et dire en même temps. C’est l’un des écueils principaux dans les formations avec interprète », complète Jérémy Ségouat, enseignant chercheur en formation LSF à l’Université Jean-Jaurès.
Sortir de l’entre-sourds Inspirés par des méthodes d’enseignement venues des États-Unis, où la langue des signes est très développée, les militants Sourds français entrent en résistance active pour la reconnaissance de la langue. Nous sommes au début des années 1970 et un mouvement naît : le réveil sourd. Côté éducation, l’association nationale 2 LPE (deux langues pour une éducation) créée suite à un voyage d’un groupe de français à l’université pour sourds Gallaudet (Washington D.C.), sera à l’origine de l’ouverture des classes bilingues. Les militants se déploient partout en France, en particulier à Poitiers et Toulouse. C’est dans ces deux villes que naissent les premières classes bilingues au milieu des années 1980. Sur le long terme, c’est la capitale occitane qui prendra le dessus. « Toulouse est une grande ville, un pôle très attractif. À Poitiers, il y a tout un ensemble de villes moyennes et l’habitat est plus dispersé. Ils ont donc choisi un autre mode de bilinguisme. Au collège André Malraux, à Ramonville, il n’y a que des classes de sourds, et ils sont intégrés en sport et en arts plastiques à des classes classiques, avec des interprètes. Dans 90 % des cas, les sourds sont entre sourds. Alors qu’à Poitiers, les élèves sont plus dispersés entre les établissements, les effectifs de classe ne sont pas les mêmes, et leur scolarité n’est finalement pas la même qu’ici », décrypte Brigitte Dalle, aujourd’hui responsable pédagogique du CEJS de Ramonville (lire page 78). Pour la petite histoire, sa soeur Juliette, sourde, aujourd’hui enseignante en littérature en langue des signes à l’université, a été la première élève de la filière de ce collège dans lequel enseignait leur mère. Mécaniquement, la communauté sourde a pris de l’ampleur sur les rives de la Garonne. « À Toulouse et Ramonville, des personnes influentes comme Jacques Sangla ou Patrice Dalle, le père des sœurs Dalle, ont rendu possible la progression de la langue des signes. Son enseignement a connu ici un bond en avant qu’elle n’a pas connu ailleurs », se souvient Jacques Dardenne. L’avance de Toulouse est telle qu’on vient de loin pour profiter de son tissu de classes et d’enseignants en LSF. Brigitte Philbert Vivet est venue de Paris à Ramonville avec sa famille pour y scolariser ses enfants : « Soit vous choisissez de militer chez vous pour faire avancer les choses et espérer que votre enfant trouve un enseignement adapté dans sa ville natale, soit vous déménagez dans une ville où il recevra une instruction de qualité en LSF », résume-t-elle. Un choix de vie qui se fait, parfois, au prix d’importants sacrifices : « J’ai déménagé de la côte atlantique à Toulouse spécialement pour cela. J’ai scolarisé mon enfant à Ramonville en le plaçant d’abord dans une famille d’accueil. Je lui rendais visite le week-end. J’avais besoin de temps pour m’organiser et trouver un travail sur place. On m’en a empêché, j’ai du renoncer à mon travail. On a l’impression que le rectorat fait tout pour empêcher qu’on scolarise les enfants au collège André-Malraux. La vérité c’est que cela coûte cher et que l’Éducation nationale souhaite se débarrasser de cette filière » regrette une mère qui souhaite garder l’anonymat. Cette réticence des institutions à mettre en avant les filières d’éducation adaptées, tous les professionnels du secteur à l’instar de Brigitte Dalle la confirment : « L’Éducation nationale et la MDPH (Maison Départementale pour les Personnes Handicapées) ne communiquent pas sur l’existence de ces classes » assure-t-elle.
© D. R.
Boule de neige
Après la lutte pour l’enseignement, la vie de la communauté toulousaine a fait le reste. Même les mairies de l’agglomération ont suivi le mouvement. Il existe désormais un service d’interprètes pour les démarches administratives, un service d’accessibilité à la médiathèque…. « Il y a un effet boule de neige. Les Sourds s’installent, les Sourds sortent, ici, ils profitent de la vie. Tout n’est pas parfait, mais il y a plus d’accessibilité pour eux que dans n’importe quelle autre ville de France. » Faire du sport en langue des signes, boire des coups en langue des signes, monter des entreprises où l’on signe : autant de banalités du quotidien qui sont parfois compliquées pour les Sourds. Il existe des lieux dédiés incontournables, tels que l’Oreille Cassée, restaurant tenu par Jérémy Perrin, un sourd signant. « Ailleurs, je trouve parfois que les communautés sourdes sont repliées sur elles-mêmes. Ici elle fait partie de la ville », estime Richard Pouyo directeur du SESSAD (Service d’éducation spécialisé à domicile) Les Iris à Ramonville et d’un SAVS (Service d’accompagnement à la vie sociale) à Toulouse.
La LSF toulousaine a même ses particularités régionales. Quand on grandit à Toulouse, que l’on parle ou que l’on signe, c’est avec l’accent toulousain. « La façon de signer certains mots diffère d’une région, parfois même de façon complètement différente si l’on se trouve à Toulouse ou à Lille », sourit le responsable associatif.
Cette attractivité toulousaine pour la communauté sourde, on la retrouve dans les arts, avec par exemple l’École de Théâtre Universelle qui propose un théâtre en langue des signes. Martin Cros, son fondateur et directeur, constate que « les élèves viennent de la France et même de l’Europe entière. Il y a deux compagnies de théâtre en langue des signes à Toulouse, et des représentations régulières. » On la retrouve également dans les études supérieures, avec la formation de traduction et d’interprétation avec 3 options de sorties de Master 2 : traduction, interprétation, et médiation. Ce qu’il y a de spécifique à l’université Jean-Jaurès. « Cette formation n’est pas dédiée à l’apprentissage de la langue, mais plutôt à la manipulation, à l’utilisation, et à la mise en pratique de cette langue », vante M. Ségouat. Voilà qui va dans le sens de la loi du 11 février 2005, qui fait de la langue des signes française une « langue à part entière », bien qu’elle ne soit toujours pas constitutionnelle dans son pays d’origine. Elle reste pourtant le seul moyen de communication qui permette de briser la fatalité kantienne : « Ne pas entendre sépare l’homme des hommes ».
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