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Un après-midi d’automne

Changer la société ? Si beaucoup en rêvent, peu croient la chose possible. Et encore moins imaginent pouvoir en être l’un des artisans. Depuis quelques semaines pourtant, ils sont une centaine à se réunir à l’Université Toulouse Capitole pour plancher sur la question. Boudu s’est glissé parmi eux.


Alors que le centre-ville semble s’être déjà mis en mode Noël, et qu’il n’est pratiquement plus possible de circuler à vélo rue d’Alsace-Lorraine, à quelques encablures de cette agitation commerciale, les retardataires se pressent devant le nouveau bâtiment de la Toulouse School of Economics (TSE) pour ne pas rater le début du cours dispensé par Pascal Roggero. Professeur de sociologie, ce quinquagénaire aux tempes grisonnantes est l’initiateur de l’Université populaire Edgar Morin pour la métamorphose (UPEMM). L’association, dont le président d’honneur n’est autre que le célèbre sociologue français, vient d’être créée par une dizaine d’hommes et de femmes mus par une ambition : celle de transformer en profondeur la société.

Dans l’amphithéâtre gracieusement prêté par l’école présidée par Jean Tirole, il règne une certaine excitation teintée d’inquiétude. Ce n’est pas tous les jours que l’on se réunit pour (essayer) de changer le monde. Mais avant de prétendre y arriver, l’acquisition de certaines notions de base s’impose, comme les rudiments de la pensée complexe popularisée par Edgar Morin. « La pensée complexe est pertinente mais d’un accès malaisé », avertit d’ailleurs Pascal Roggero lors de son propos introductif dans lequel sont convoqués Einstein, Pascal ou Léonard De Vinci et sa célèbre tirade : « S’il faut comprendre pour faire, il faut aussi faire pour comprendre. » Tout est dit.

À l’UPEMM, on attend des participants qu’ils écoutent… mais aussi qu’ils participent. Sans chercher forcément le consensus : « En France, on est très peu tolérant à l’ambiguïté. Elle est mal vue. Alors que c’est elle qui conduit à l’incertitude qui est la matrice de la pensée complexe. On ne devrait pas y mettre une considération morale. »


Il est ensuite question des représentations que l’on prend pour ce qu’elles ne sont pas. « Car la complexité se trouve autant dans le regard que l’on porte sur le monde que dans le monde lui-même. »

Certains sourcils ont beau se froncer, l’auditoire est captivé. L’exposé est, il est vrai, brillant. Studieux, les auditeurs, qui partagent avec le conférencier la même couleur (ou absence) de cheveux, n’en loupent pas une miette. Et notent scrupuleusement les ouvrages recommandés pour mieux appréhender la pensée morinienne. Ou celle de Max Weber et de sa critique « de la recherche permanente de l’efficacité » qui doit être au cœur de l’action. « On fait ce que l’on sait faire, en se contentant très largement de cela », déplore Pascal Roggero.

La pensée complexe, solution à tous les maux ? L’universitaire s’en défend. « C’est une modeste bougie que l’on peut chercher ailleurs que là où c’est éclairé, sous les lampadaires. » Et d’illustrer son propos par quelques exemples en stigmatisant notamment un champ sémantique souvent défaillant : « Une organisation n’est pas une machine. Or dans une machine, il n’y a pas de place pour l’Homme. Pourquoi par exemple ne parle-t-on pas de gestion humaine des ressources plutôt que de gestion des ressources humaines ? De la même manière, on ne s’étonne plus de parler du “marché du travail”. Mais le travail est-il une marchandise comme une autre ? »

Pour penser le changement, le professeur exhorte l’assistance à penser différemment. « Il s’agit d’apprendre à exercer notre propre rationalité. Et faire du lien en permanence pour avoir une approche multi-dimensionnelle. » Sans perdre de vue la nécessité d’agir. Mais l’action, ce sera pour l’après-midi.

Un sandwich plus tard, les participants se retrouvent par petits groupes dans des salles de classe prêtées ce coup-ci par l’Université Toulouse Capitole. Chaque groupe recherche-action (GRA) est invité à mettre un peu de pensée complexe dans une thématique de son choix. Dans celui qui planche sur la question des territoires, si l’on s’accorde à dire que c’est sans doute la bonne échelle « pour trouver des systèmes d’acteurs », on hésite encore sur le modus operandi. « Ce qui est déstabilisant, reconnait l’un des membres, c’est que l’on a l’habitude de fonctionner à partir d’un objectif. »

Dans le groupe qui imagine ce que pourrait être le futur, où l’on retrouve notamment un psychologue, un thérapeute, une formatrice, des retraités ou un géologue, on avance des mots comme « coopération », « co-construction », « éco-système » ou « inter-disciplinarité » pour recenser les compétences de chacun. Et essayer de trouver un sens au collectif. On se laisse surtout le temps de digresser, comme quand on s’interroge sur la mauvaise réputation du concept de décroissance, « créé pour que le marketing ne puisse pas s’en emparer ».


« Il s’agit d’apprendre à exercer notre propre rationalité  »

Pascal Roggero, professeur de sociologie


Dans la salle d’à côté, Etienne, Christophe, Julien ou Nathalie, qui ont choisi de réfléchir aux problématiques sociétales, identifient quant à eux le risque de ne pas réussir à transformer la réflexion en actions concrètes. « Et donc de ne rester que sur de l’intellect », augure Philippe. Une crainte partagée par le groupe Santé où l’un des membres déplore « le temps que l’on perd à conserver des barrières ». Et de mentionner l’exemple de la défiance du corps médical à l’égard de ceux qui soulagent les cancéreux en enlevant le feu, pratique qui « a pourtant déjà fait ses preuves. » Convaincus de la nécessité de « sensibiliser les acteurs qui participent à ce blocage pour s’ouvrir à des pratiques nouvelles », les membres du groupe débattent eux aussi de la méthode. Jusqu’à ce qu’une phrase fuse : « Je nous trouve très formatés. Est-ce que c’est ça la pensée de Morin ? » La saillie a le mérite de libérer la parole.

Émilie, à peine la vingtaine, ose une critique : « J’ai du mal à voir où on veut aller. La progressivité, c’est bien. Mais il faut parfois être radical. C’est juste une question de courage. Parce que quand on voit le déni général… C’est tellement plus simple de continuer comme ça. Alors que ce que l’on cherche à faire, c’est justement de remettre la société dans l’inconfort. » Nathalie abonde : « Peut-être faut-il être prêt à se fâcher un peu pour que l’on avance ? Car au fond la métamorphose, c’est autant pour nous que pour les autres. » Et d’identifier ce qui constituera sans doute l’un des écueils majeurs de la démarche : la difficulté de débattre dans une société qui a perdu l’habitude de le faire : « Souvent, on écoute l’autre seulement pour répondre. » L’après-midi touche à sa fin et il est déjà temps de ranger ses affaires. Cathy Dupuy, membre du bureau de l’association qui s’est jointe au groupe Éducation, n’est pas surprise par la teneur de ces échanges : « Les gens ont été amenés à parler de leur propre humanité, c’est bien. Maintenant, il va falloir casser les égos et tenir à distance les expertises qui peuvent être un frein au changement de mode de pensée. » Et d’appeler de ses vœux à une plus grande hétérogénéité des participants : « On veut aller chercher des gens qui n’ont jamais mis les pieds à la fac. C’est essentiel si l’on veut agir. »


« On cherche à remettrela société dans l’inconfort »

Émilie, la vingtaine








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