POUR LA PIPE ET L’UTOPIE
Au début des années 1960, constatant que les vacanciers de France et d’Europe du nord filaient en Espagne dépenser en pesetas le fruit de leur labeur, le Général de Gaulle prit la décision de transformer la côte vierge du Languedoc en Costa Brava à la française. On baptisa le projet Mission Racine, en référence au patronyme du haut fonctionnaire chargé de le mettre en œuvre, et on embaucha une cohorte d’architectes et d’urbanistes révélateurs de leur temps, c’est-à-dire utopistes, vêtus de tweed et fumeurs de pipe. Objectif : changer en quelques années un enfer de marigots, de vent et de moustiques, en paradis de béton pour tous.
PARCE QUE C’EST PAS L’ESPAGNE
De cette sunbelt vintage, les Toulousains d’aujourd’hui connaissent surtout Gruissan (station la plus proche de la place du Capitole dont le maire actuel est un ancien trois-quarts du Stade) et Leucate (œuvre de Georges Candilis, qui pondit chez nous le quartier du Mirail et le marché-parking des Carmes). À l’inverse, ils ignorent tout de la Grande Motte et lui préfèrent Rosas ou Platja d’Aro, des stations espagnoles tout aussi bétonnées, mais où les clopes et le carburant sont moins chers.
Dommage, car la Grande Motte gagne à être connue. Imaginée par un seul et même architecte, bâtie sur du sable et des principes humanistes, conçue pour être belle, pensée pour être durable, elle suscite autant le rejet que l’admiration. Mais qu’on la dise Grande Moche ou Grande Mode, personne, curieusement, ne doute de sa grandeur.
PARCE QUE C’EST PAS LA FLORIDE
En août 1964, en pages centrales du numéro 799 de Paris Match, on lisait : « Voici la Floride de demain : le Languedoc. Sur ces plages futuristes, un million et demi d’estivants en 1975. » Si l’on part du principe que 2016 est le demain de 1964, il convient de prévenir le visiteur n’ayant jamais mis les pieds sur le littoral héraultais, qu’il y a autant de points communs entre Miami et la Grande Motte qu’entre Manhattan et Mazamet. Il y a bien, comme en Floride, des retraités en jogging qui courent devant des bichons ou derrière des labradors ; une atmosphère de loisirs permanents et de vacances éternelles ; un 18 trous dessiné par Robert Trent Jones, créateur des plus beaux golfs de Floride, mais finalement rien que de très français, de très sudiste et de très méridional. Quant aux crocodiles, ils sont brodés sur les poitrines et pas tapis dans les marais. Mais qu’importe : il est heureux que la Grande Motte ne soit pas la Floride de demain, mais la France d’hier, ou plus précisément une idée du futur émise par les Français d’hier.
PARCE QUE C’EST PRESQUE LE BRÉSIL
On doit la Grande Motte à Jean Balladur (1924 – 2002), l’un des rares bâtisseurs au monde à avoir conçu une ville de A à Z, comme Niemeyer à Brasilia ou Le Corbusier à Chandigarh. Bien que méritant, il est moins connu que son cousin Édouard, qui restera dans l’histoire pour avoir passé deux ans à Matignon, perdu la présidentielle de 1995 par excès de confiance, et porté des chaussettes rouges comme le Pape et François Fillon. Ce qui est intéressant chez Jean Balladur, c’est qu’il n’est pas architecte de formation. Littéraire, hypokhâgneux, élève de Sartre, il s’est adonné à la philo jusqu’à ce que la guerre de 1940 ne le rattrape alors qu’il était âgé de 19 ans. À la Libération, convaincu que le béton serait plus utile que l’existentialisme pour reconstruire la France, il est devenu architecte.
POUR LES MOTS
Levant, Couchant, grande pyramide, place du Cosmos, passerelle des escargots, des abîmes ou des lampadophores, Grenadines, Equateur, Vicking, Bahia, Point zéro, Temple du soleil, Eden, Fidji, Concorde ou Commodore ; les noms de lieux, d’immeubles, de ponts, de quartiers, ressemblent à du Césaire ou du Whitman. Même le discret coin de dunes à l’écart de la ville, qui est au sable fin ce que le bois de Boulogne est au sous-bois, porte le joli nom de Grand-Travers. Ceux qui trouveront la Grande Motte moche n’auront donc qu’à fermer les yeux pour en apprécier la poésie.
POUR LES MODÉNATURES
C’est enfoncer une porte ouverte que de l’écrire, mais la Grande Motte vaut surtout pour son architecture, en particulier pour le soin apporté à la modénature, qui n’est pas une marque de vêtements en coton bio, mais le terme savant désignant à la fois les ornements des façades, leurs motifs et leur disposition. Alors que l’époque était aux barres d’immeubles, au parallélépipède, à l’horizontal et au vertical, Balladur a accouché de courbes, de superpositions de lignes droites et d’ondulations, appuyées par des codes couleur spécifiques. Et pour ne rien gâcher, les modénatures, en plus de remplir une fonction esthétique incontestable, protègent les habitants du soleil et du vent.
POUR LES PYRAMIDES SANS LA TOURISTA
L’autre emblème de la ville est sa grande pyramide. Elle suffit à la résumer et a été conçue comme un repère pour les marins. Son contour est la symétrie parfaite du Pic Saint-Loup tout proche, qui est aux Montpelliérains ce que le Canigou est aux Catalans et le Fuji aux Nippons. Là aussi, l’esthétique est au service de la fonction. Outre la portée symbolique qui renvoie aux constructions précolombiennes du Mexique, outre l’ornement en forme de bec d’oiseau qui sur- plombe le bâtiment et figure le dieu Quet- zacóalt, le profil pyramidal permet de décaler les balcons les uns par rapport aux autres, de façon à en décupler le temps d’exposition aux rayons du soleil.
POUR LE NEZ DE DE GAULLE
On trouve sur le port trois résidences (Acapulco, Concorde et Commodore) dont les séparations de balcons présentent un profil insolite, oblong et proéminent. C’est qu’en bon admirateur de de Gaulle, Jean Balladur leur a donné la forme du nez du Général. On ne sait pas si l’intéressé fut mis au courant, mais on raconte que lors de sa visite de la ville en 1967, il ne manifesta pas un enthousiasme dé- bordant pour le travail de l’architecte.
POUR LE DESTIN DE DE FUNÈS
Dans les médias, la Grande Motte a connu le même destin que Louis de Funès : effet nouveauté dans les années 1960, immense succès populaire dans les années 1970, relative indifférence dans les années 1980, mépris total dans les années 1990 et 2000, et culte intello dans les années 2010. Encore honnie et sans le sou au tournant du siècle, elle connaît aujourd’hui une deuxième jeunesse sous l’impulsion de ses communicants, qui parient sur la singularité de son histoire et la fascination qu’elle exerce sur les artistes et les designers de notre temps.
Depuis 2014, un prestigieux éditeur de mobilier contemporain propose même des meubles et des lampes reproduisant fidèlement des éléments d’architecture ou de mobilier urbain de la ville. Mais l’illustration la plus éclatante du retour en grâce de l’esthétique Grande Motte réside dans cette anecdote que se plaît à raconter Thomas Blancart, chargé, sur place, de la valorisation du patrimoine : « Il n’y a pas si long- temps, certains propriétaires arrachaient encore les appliques lumineuses accrochées au mur de leur balcon, parce qu’ils les jugeaient trop laides et trop datées. Aujourd’hui, non seulement elles ont toutes été remplacées à leur demande par des copies des originales, mais il a fallu les sceller pour éviter les vols ! ».
POUR LA JUSTICE SOCIALE
Dans ce paradis des congés payés et du tourisme de masse, il faut débourser en moyenne 4000 euros du m2 pour s’offrir un appartement, ce qui est largement supérieur à la moyenne des quartiers huppés de Toulouse. Si l’on ajoute à cela le golf plutôt select, le salon annuel du multicoque plutôt chicos, et la Thalasso face à la mer, on obtient un cocktail plutôt haut de gamme. Du reste, la population estivale de la station est, d’un point de vue social, assez disparate.
Les gens du coin savent d’ailleurs que les riches n’y sont pas forcément les mieux lotis. On dit que l’appartement le plus haut perché de la grande pyramide, le plus cher, le plus beau, le plus grand de tous, avec sa terrasse gigantesque et sa vue panoramique sur la Méditerranée, est aussi le plus exposé au vent (qui souffle fort, à la Grande Motte). À tel point que ses propriétaires ne peuvent jamais manger dehors, même en pleine saison. Si ce n’est pas de la justice sociale…
PARCE QUE C’EST RATÉ
Bien sûr, les élans humanistes, le souci du cosmos, l’ode au dieu soleil, le béton, l’esthétique 60’s ou 70’s, ça ne génère pas que des réussites. L’ensemble est parfois écrasant, les détails pathétiques. Bien sûr, la capitainerie en forme de squelette de baleine renvoie davantage à
Prisunic qu’à Moby Dick. Bien sûr on se demande ce que serait cet endroit s’il était vierge de constructions et peuplé de chevaux sauvages et de taureaux camarguais. Bien sûr, avec la grille de lecture du XXIe siècle, la ville parait trop disciplinée, trop ethno-centrée, trop bétonnée, mais c’est justement ce qui fait la force de l’endroit, libéré de toute contrainte, de toute tendance, de toute époque, de toute opinion, de toute bien-pensance. La Grande Motte, en définitive, est un bras d’honneur.
PARCE QUE ÇA PARTAIT D’UN BON SENTIMENT
Jean Balladur a voulu fonder une ville de philosophe plutôt qu’une ville d’idéologue comme il s’en bâtissait beaucoup dans les années 1960. Une fois sa création sortie de terre, il s’en expliquera : « La Grande Motte résulte d’une conception philosophique sur la nature de l’homme, (…) qui m’a conduit à appliquer des principes plus empiriques que théoriques ou idéologiques, à la composition de la ville. » Parmi ces principes : un idéal humaniste qui place l’homme au milieu de la ville, la ville au cœur de la nature et l’ensemble au centre du cosmos.
POUR PENSER L’ÉCOLOGIE
Bien que bâtie à l’époque du tout-voiture et du litre d’essence à 0,99 franc, la Grande Motte est plus bike-friendly que l’île de Ré. Les voitures y sont absentes du bord de mer et du centre-ville, et contenues dans de grands parkings situés à la périphérie de la bande littorale. Entre les voitures et la mer, le trajet se fait sur des voies réservées à la mobilité douce.
Pas de grandes avenues aux abords du rivage, rien que du chemin et de la ruelle. Pas de grands passages piétons non plus sur les grandes artères qui mènent au centre : les marcheurs progressent sur des passerelles perchées au-dessus du flot automobile. Il est de ce fait impossible d’envisager une visite des lieux en voiture. Et comme la ville est très étendue, son exploration ne se fait correctement qu’à bicyclette. Et ce n’est pas le plus étonnant : 70% de la surface de la ville est recouverte de végétation. Frappant quand on contemple des images aériennes, plus difficile à croire quand on est au ras du sol.
POUR VASARELY SOUS LE LIERRE
Sur la façade de certaines maisons des Héliades (quartier de Haute-Plage) on aperçoit des mosaïques murales proches des motifs cinétiques du plasticien Vasarely (ces motifs contrastés qui jouent avec la perception et les effets d’optique). Or, on dit que le concours de Vasarely aurait été mentionné par Jean Balladur dans des documents de travail relatifs à la Grande Motte. À l’Office du tourisme, on reste prudent, mais on laisse planer le doute : « Ce sont peut-être des Vasarely » y souffle-t-on. Vasarely ou pas, certains propriétaires ont laissé grimper du lierre dessus. Quand on vous dit que la végétation couvre 70% de la ville !
POUR LE SOLEIL
Le jour du solstice d’été, les rayons du soleil traversent une ouverture ovoïde percée dans le pylône central de la passerelle Saint-Jean. Ils projettent alors quelques instants au sol un cercle parfait de lumière. Un clin d’œil de l’architecte en chef de la Grande Motte au grand architecte de l’univers, et un objet de culte pour tous les Grand-Mottois, qui se bousculent chaque année pour assister au phénomène, et vénérer le dieu soleil et les congés payés.
PARCE QUE CE N’EST PAS DE LA TRICHE
La Grande Motte ne se cache pas. Elle offre en pleine lumière la réalité de sa beauté bizarre. Elle ne semble chercher aucune excuse, ni dissimuler son béton, ni masquer la vérité à laquelle croyait son créateur, qui disait : « En architecture, il y a une vérité. Nous sommes à l’époque du béton. Maquiller du béton pour lui donner l’allure d’une vieille maison de pêcheur en pierre, je considère que c’est une tricherie. »
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