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  • BOUDU

Clément Leroy, sur place ou à emporter

Emporté par son récit haletant, Clément Leroy n’a pas touché à son assiette. Face à lui, ses convives en sont à saucer la leur. Ils n’ont pas perdu une miette du début de l’histoire : l’enfance près de Châteaudun dans les années 1990, le vertige horizontal des panoramas de l’Eure-et-Loir, et la liberté d’aller et venir dans un monde sans danger apparent. Puis, cette nuit étrange au cours de laquelle, alors qu’il a 8 ans, il se voit en rêve faire du vélo à l’envers. Le désir irrésistible, le lendemain, de changer ce rêve en réalité ; les chutes qui s’ensuivent, la petite descente dans l’impasse qui permet de « choper le coup », et ce jour glorieux où, six mois après l’avoir rêvé, il parcourt plusieurs centaines de mètres dos à la route.

Au début des années 2000, le jeune cycliste acrobate découvre dans le Guiness Book l’existence d’un record du 50 kilomètres en marche arrière en 2h52. « Je me suis dit : “Celui-là, il est pour moi !” J’ai contacté le maire de mon village. On a organisé le truc en décembre, pour le Téléthon. J’ai amélioré le record de 4 minutes en faisant 125 tours d’un anneau de 400 mètres dans un froid polaire. C’est comme ça qu’à 13 ans, je suis devenu recordman du monde du 50 kilomètres à l’envers : par hasard et à cause d’un rêve. »

L’art de tourner autour du pot

Si le record prête à rire, il ouvre à son détenteur de nouvelles perspectives. L’adolescent s’essaie au jonglage, parfait ses techniques acrobatiques et pratique le monocycle « par envie de maîtriser l’équilibre comme personne, et parce que c’est efficace pour draguer les filles. » À 18 ans, sur un malentendu, il entre en fac de psycho : « J’étais certain de me planter au bac. J’avais coché psycho un peu au pif sur le papier du conseiller d’orientation, parce qu’à l’époque, je lisais Cerveau et Psycho Magazine… » Il se prend au jeu, se spécialise dans la psychologie cognitive, explore la didactique professionnelle, et découvre a posteriori les mécanismes qu’il a mis en pratique intuitivement pour apprendre à pédaler en arrière : « Je comprends alors que si je maîtrise la technique du vélo à l’envers mieux que les copains à qui je l’ai enseignée, c’est parce j’ai fait un long chemin et échoué plusieurs fois avant d’y arriver. C’est la clef de l’apprentissage. Aujourd’hui dans la formation professionnelle, on cherche à aller droit au but. C’est de la connerie. Pour bien apprendre, il faut tourner autour du pot. »

Blessé à la jambe, il cherche des stratagèmes pour rouler avec une seule jambe.

La règle se vérifie quelques mois plus tard quand une voiture le renverse. Les blessures sont sérieuses. Il perd pendant deux mois l’usage du genou gauche : « Moi, je ne peux pas vivre sans vélo. Alors je cherche des stratagèmes pour rouler avec une seule jambe » sourit-il en engloutissant sa dernière portion de patates sarladaises. Au feu rouge, pour éviter les appuis douloureux, il tient en équilibre sur son vélo, avec une jambe tendue. Sans même s’en apercevoir, il apprend à faire du sur place avec un seul pied sur les pédales. Le psy cogniticien vient de sceller définitivement son destin de saltimbanque.


Clement Leroy

Photo Mathieu Sartre


Technicien de sur place

En 2013 se tiennent à Lausanne les championnats du monde des coursiers à vélo. Clément aime bien le milieu des coursiers, « de vrais durs qui roulent 100 bornes par jour, boivent des bières la nuit et font des courses entre potes le dimanche. Des mecs géniaux. » Là-bas, il apprend l’existence d’une épreuve de sur place à vélo et s’inscrit sans réfléchir.

Ils sont 80 au départ. Au bout de deux minutes en équilibre, on demande aux candidats d’ôter leur casque, leur sac à dos et leur tee-shirt sans poser pied à terre. Puis de lâcher les mains. Enfin, de retirer un pied. À ce stade, tout le monde tombe, sauf lui. Il reste 30 secondes sur un pied, comme il a appris à le faire au feu rouge, pendant sa convalescence. Le voilà champion du monde, et au seuil d’une nouvelle vie : « À cette époque, j’ai un travail, une copine. Une vie, quoi. Et là, je me fais virer, ma copine se barre et je me retrouve sans un sou, sans projet… et sans contrainte. »

En trempant le pain dans son petit ramequin de sauce, puis dans celui du voisin, Clément Leroy raconte la suite dans un débit infernal. Les premiers sponsors qui se présentent avec la notoriété du titre mondial, la perspective de monter un petit spectacle mêlant son savoir de cogniticien et ses talents d’acrobate, et cette idée, soudain, de traverser l’Europe jusqu’au Cap Nord, en passant la nuit chez l’habitant : « J’avais déjà voyagé en Australie, en Thaïlande et en Nouvelle-Zélande en donnant des spectacles de rue. J’en gardais un bon souvenir, mais ça manquait de contact humain. Je me suis dit qu’offrir aux gens un spectacle de vélo statique dans leur salon, en échange du gîte et du couvert, c’était l’idée d’un honnête homme. »

Un truc de saltimbanque

Le 24 février 2014 au soir, en Belgique, Clément Leroy sonne à sa première porte, et prend son premier râteau. Vélo sur l’épaule il va de maison en maison et de déroute en déroute. La nuit tombe. « Je me pensais en Wallonie, j’étais dans les Flandres. Quel con ! » Les Flamands aiment bien les cyclistes, mais ne raffolent pas des francophones. Et puis, derrière la neuvième porte apparaît Marguerite, 84 ans. Le premier hôte d’une longue série. Désormais, on n’arrêtera plus Clément Leroy.

L’assiette est vide et le narrateur repus. Il conte la suite de son périple nordique, l’accueil chaleureux des familles qui poussent les meubles, éteignent la télé et se laissent aller à l’imprévu. Les premiers articles dans les gazettes locales, les soirs de guigne au Danemark où personne n’ouvre, les rencontres incongrues et les fortunes diverses : « Ce que j’offre n’a pas de prix véritable. Certains considèrent que c’est précieux, d’autres s’en foutent carrément ! Il arrive qu’on me dise : “D’accord, tu dors ici et on boit un coup ensemble, mais ton truc improvisé de saltimbanque à vélo, tu peux te le garder”. C’est pas bon pour l’amour propre, mais ça fait partie du jeu… »

De retour en France, Clément Leroy s’applique à professionnaliser son idée, persuadé qu’il tient là un moyen de vivre de sa passion pour les voyages et de son talent pour les acrobaties. Il part à la chasse aux likes sur les réseaux sociaux, multiplie les spectacles, écrit une conférence intitulée Comment avancer en faisant du sur place, et rassemble autour de lui de nouveaux sponsors en respectant une règle immuable : jamais un coup de fil, toujours des rencontres. Et l’audace paie : « Un jour, j’entre dans une boutique Orange avec ma coupe de champion du monde. Je me dis : ils vont te prendre pour un taré, mais allons-y au culot. Je dis au type qui me reçoit : “Bonjour, je suis champion du monde de sur place à vélo”. Le gars était champion de course de tracteur tondeuse, alors forcément, mon histoire lui a parlé. Et en deux coups de fil, il m’a trouvé un budget ! ».


Clement Leroy

Photo Matthieu Sartre


Le bonheur c’est du travail

Après le Cap Nord, Clément Leroy parcourt en 2015 les villages de France au nom insolite. Dort à Moncuq, Soucy, Verrue ou Bourré, et ajoute à son principe de base la promotion du made in France. En plus de son spectacle, il offre à ses hôtes un saucisson sec. Il affine peu à peu sa tactique, constate qu’on gagne plus facilement la confiance quand on ne porte pas de bonnet, qu’on est rasé de près, qu’on adopte un regard franc, qu’on est vêtu d’une chemise et qu’on ne se départit pas de son sourire.

En plus de son spectacle, il offre à ses hôtes un saucisson sec.

Désormais les portes s’ouvrent sans difficulté, même au Japon, qu’il vient de traverser de part en part. Sur place, la télé nippone a suivi ses aventures et diffusé le tout à une heure de grande écoute. Tout cela lui donne des idées. Après avoir fièrement contribué à faire éteindre les télés dans les foyers, voilà qu’il se prend à rêver de petit écran.

Le dessert avalé, Clément Leroy reprend la route. Il ne sait même pas où il dormira ce soir. En se levant, ses convives ne sont pas certains d’avoir cerné le personnage. Peut-être parce qu’il est psychologue, il livre la clef en partant, dans une poignée de main : « J’ai l’air loufoque comme ça, mais j’essaie simplement d’être heureux. Les gens croient que le bonheur est un état d’esprit. C’est faux. Le bonheur, c’est du travail. »

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