top of page
BOUDU

Croquistadore – Stéphanie Ledoux

Il faut se hisser au troisième étage d’un ancien moulin, franchir une première porte, puis monter un autre escalier, petit goulot étroit et escarpé, pour enfin prendre une grande respiration –masquée-. L’ascension valait le coup : on plonge littéralement dans la Garonne, depuis cette immense pièce, à la fois cuisine, salon et atelier. Se rendre dans l’atelier de Stéphanie Ledoux, c’est déjà un petit voyage, même si la brique rose rappelle que l’on est bien à Toulouse. La fine et longue silhouette, liane souriante a l’œil « khôlé » comme les femmes qu’elle a peint au bout du monde et qui nous scrutent depuis les murs de l’entrée, prévient : « Je suis désolée, j’ai rangé. Il n’y a plus grand chose. J’ai fait une overdose après les portes ouvertes de mon atelier, il y a trois semaines. Quand on vit et qu’on travaille au même endroit, on a parfois envie de désencombrer. » Stéphanie Ledoux vit et travaille à Toulouse, où les Toulousains commencent à la connaître, surtout depuis qu’elle a réalisé l’affiche de l’édition 2019 de Rio Loco. Mais son métier d’artiste globetrotteuse, l’emmène ailleurs une bonne partie de l’année : du Yémen à la Papouasie, du Mexique à l’Indonésie, en passant par la Birmanie ou le Baloutchistan. Depuis maintenant 10 ans, la liste est longue des pays où elle a promené son crayon et ses carnets de croquis. « J’étais une grande fan de voyage et de dessin, donc j’ai fait ma tambouille : j’ai mixé les deux, et j’ai réussi à faire en sorte que ce soit mon métier ». Vie de rêve. Pour la jeune femme, le déclic a eu lieu il y a une dizaine d’années, au milieu d’un champs de tournesol de la région : « Cet été-là, mes parents étaient partis au Vietnam, un pays que je rêvais de visiter. Et pour la première fois je n’avais pas réussi à me libérer pour partir avec eux. » Jeune ingénieure agronome, “coincée ” dans son job depuis 4 ans, elle commence alors un blog pour “faire revivre” les voyages réalisés avec ses parents depuis l’adolescence : « J’étais frustrée et en colère de passer l’été à faire des relevés dans mon champ ». En partageant sur Internet sa passion du dessin de terrain, elle a trouvé une respiration pour “tenir” dans cette vie qui ne lui convenait pas. Ses carnets de voyage, elle les faisait pour elle depuis l’adolescence.  Activité pratiquée en famille, avec son petit frère, sans imaginer qu’un jour elle puisse inspirer d’autres personnes. Très vite une petite communauté se forme autour de son blog. Stéphanie est même sollicitée pour exposer. Elle entrevoit alors la possibilité de tourner le dos à une carrière non-désirée : « Dans mon métier d’agronome, je me sentais le rouage d’une grosse machine. J’ai réalisé qu’en n’ayant plus le temps de voyager ni de dessiner, je me privais des deux choses qui me font le plus vibrer. » Aussi, quand l’ambassade du Yémen lui propose une mission artistique sur le pays, le renouvellement de son contrat d’ingénieure n’y résiste pas. « On me fournissait là, la meilleure des excuses. Au Yémen, c’était passionnant, j’ai rencontré d’autres dessinateurs, d’autres gens de la même espèce que moi». Au retour, les opportunités d’exposer pleuvent : à Paris, à l’Institut du monde arabe, à Londres à la Royal Geographical Society, et dans son fief, à Toulouse, à la médiathèque José-Cabanis. Stéphanie prend alors son envol, loin des champs de tournesol et déploie tout son talent pour croquer la vie du bout du monde, capter les regards, détourner les matières et les techniques, valorisant l’artisanat local et exprimant toute la singularité de cultures traditionnelles au bord de l’extinction. À grand renforts de crayons gras, d’aquarelle ou de collages, transformant d’anciennes fenêtres indiennes en tableaux surprises, peignant sur d’anciennes cartes marines, ou réalisant de délicates boîtes à trésors, garnies de souvenirs de voyage, de la plume d’un cacatoès à huppe jaune de Papouasie, à l’échantillon d’un tissu brodé thaïlandais… Glaneuse d’objets et de savoir-faire, elle travaille le batik en Indonésie, le blockprint en Inde, ou la calligraphie en Turquie.


Le fil rouge de son travail ; le lien qu’elle tisse avec les personnes qu’elle dessine en voyage et le cercle de transmission qu’elle instaure avec ceux qui la suivent dans son atelier dont elle ouvre généreusement les portes ou sur Instagram. Une jolie communauté de fidèles qu’elle chouchoute en partageant ses nombreuses trouvailles : « Comme le travail artistique est solitaire, les réseaux sociaux sont un lien vers l’extérieur ». Et la jeune femme est du genre hyper-productive, à passer des heures, seule avec ses pinceaux, des semaines entières, à dormir 4 heures par nuit en vue de la préparation d’une exposition. « Ce qu’on récolte est proportionnel à son investissement ».

Comment passe-t-on de la passion au gagne-pain ? En privilégiant la densité. « Je voyage un mois et demi maximum. Au-delà, je me suis rendue compte que je ne ressentais plus la même urgence de témoigner. Je m’installe dans une certaine routine », reconnaît-elle. Après un voyage, il lui faut exploiter tout ce qu’elle a butiné sur le terrain. Un travail énorme qui l’a conduit à renoncer, au fil du temps, à tout consigner comme lors de ses premiers carnets de voyage : « Je réalise une partie de mon travail dans mon atelier à Toulouse, d’après croquis, photos, et notes. Quand je suis en voyage, j’essaie de ne pas casser la spontanéité, mais je pense déjà aux sujets que je vais développer. Je me documente, je croise les sources. J’ai adopté une démarche professionnelle ».

Stéphanie Ledoux travaille donc ses angles, comme une journaliste, mais avec un regard subjectif et esthétique : elle prépare ses voyages, trouve des fixeurs, s’en veut quand elle atterrit dans des zones hyper-touristiques et se félicite quand elle réussit à atteindre son but : la rencontre avec des peuples vivant de façon traditionnelle, comme au Baloutchistan, ou en Birmanie. Si Stéphanie a « sa liste de pays » toute prête, elle jure n’avoir aucun plan de carrière : « Je voyage souvent avec un ami photographe, avec d’autres artistes ou des amis car je ne veux pas voyager seule, sinon je suis sur la défensive, et je ne suis pas disponible pour la rencontre ». Elle saisit alors les opportunités qui se présentent. Comme cette expédition lancée par la fondation Iris qui l’a embarquée un mois en Papouasie. Un retour à ses premières amours naturalistes, puisqu’elle était chargée de faire un relevé illustré de la faune et la flore, comme lors de ses travaux d‘étudiante : « J’ai fait mon stage de fin de cursus en Amazonie pour étudier les fourmis. J’étais même spécialisée en entomologie ». La jeune femme n’est pas du genre à sauter sur un tabouret si elle se retrouve nez à nez avec une arachnide velue. « En dehors des moustiques, on ne fait pas partie du régime alimentaire de la plupart des insectes. Les gens ont peur car ils ne connaissent pas, et quand ils ne connaissent pas, ils ne protègent pas. Si je devais donner un nouveau tournant à mon travail, ce serait de changer le regard du public sur les insectes, montrer qu’ils peuvent être esthétiques et qu’ils sont à l’origine de concepts écologiques absolument fascinants intellectuellement ». Et dans un élan passionné, elle déplie un immense accordéon de croquis de… mantes religieuses, qu’elle confesse dessiner depuis qu’elle a 18 ans : « C’est une espère fascinante ! J’en ai encore découvert plein de nouvelles cet été. » Et cette fois, pas au fin fond de l’Amazonie, mais au Museum d’histoire naturelle de Toulouse.


© Eric Lafforgue


Que cherchez-vous dans vos voyages  ? À comprendre comment les tribus résistent à la mondialisation. Est-ce qu’elles cherchent à conserver leurs traditions ? Est-ce qu’elles se jettent à corps perdu dans la modernité ? Par exemple, je me suis intéressée aux parures qui font l’identité des ethnies en Asie du sud-est, ou à la renaissance de la tradition du tatouage en Polynésie. Les Toraja en Indonésie sont incroyables pour jouer sur les deux tableaux. Dans cette tribu, on ne vit quasiment que pour le jour de sa mort : les funérailles sont grandioses, avec des sacrifices rituels de buffles et de cochons. Parfois les familles mettent deux ans à réunir la somme nécessaire. Alors en attendant, les corps sont embaumés et il n’est pas rare d’avoir le grand père mort au milieu du salon dans son cercueil transparent, car tant que la cérémonie n’a pas eu lieu, il doit rester dans le monde des vivants. En un mois chez les Toraja, j’ai participé à 4 enterrements et un mariage ! Et je les ai vus partir le matin au travail avec costard et smartphone dans la poche. D’ailleurs, il y a une diaspora Toraja dans le monde entier : en Australie, aux États-Unis… Épouser la modernité sans perdre sa spécificité, c’est admirable.

Vous trimballez votre matériel de dessin dans tous vos voyages ? Je prends de petits carnets quand je veux être discrète, mais en général quand je fais du portrait, j’aime bien qu’il y ait un côté un peu spectacle, alors je sors mes grands carnets. Ça permet de briser la glace avec les gens que je rencontre. Je pourrais arriver quelque part comme d’autres avec un appareil photo, mais le fait de faire un dessin permet un face à face, une intimité. Faire quelque chose qui mette du temps à se mettre en place, très simple (une feuille de papier et un crayon, on trouve ça partout), ça pose la relation. Souvent, des artisans se sentent concernés par ce que je fais car c’est une forme d’artisanat. Faire un portrait me prend une demi-heure environ, mais le but n’est pas d’aller vite. J’aime “l’avant” et “l’après“, profiter du moment qu’on a réussi à créer avec les gens.

Comment choisisez-vous vos modèles ? Quand j’arrive quelque part, je commence par dessiner les enfants. Car parfois les gens sont un peu méfiants, mais avec les enfants, c’est simple d’instaurer une complicité. Quand ils sont contents des dessins, ils font le tour du village. C’est plus facile d’expliquer ensuite pourquoi je suis là et ce que je suis venue faire. Les enfants poussent ou m’obstruent la vue, les modèles bougent : c’est du dessin de terrain. Je ne suis pas sur place pour faire une grande toile qui va finir dans un musée. C’est surtout un moyen et un prétexte pour aller à la rencontre des gens.

Quel regard portez-vous sur le tourisme actuel ? Il y a une certaine désillusion pour ma part. Le Vietnam par exemple, pays où je rêvais de me rendre, m’a déçu : les gens sont « hyper-business ». Je me suis faite copieusement arnaquer plusieurs fois. C’était un voyage sans aventure, sans bonne surprise. J’observe aussi un phénomène qui consiste, chez les touristes, à cocher le plus de destinations possibles, à faire des voyages « instagramables ». C’est la course au selfie, une manière hyper nombriliste de voyager : les gens voyagent plus pour leur image numérique que pour leur épanouissement personnel, j’ai tout ça en horreur. J’ai aussi la nostalgie de ce temps où les voyages permettaient de faire une vraie coupure alors qu’on était déjà esclaves d’Internet en France : on allait trois fois au cybercafé, pour donner des nouvelles, c’est tout. Aujourd’hui, on est trop faible pour réussir à se couper d’Internet. Quand j’étais en Papouasie, j’ai vécu un mois hors du monde. Coupé de tout, on vit le truc avec encore plus d’intensité… À moi de trouver des endroits hors des sentiers battus.


© Rémi Benoit


Terres d’ailleurs, au Museum d’histoire naturelle de Toulouse, du 25 au 29 novembre.

bottom of page