Institution toulousaine, le Filochard traverse les époques en conservant son esprit libertaire d’origine et son souci constant de la sécurité des clients. Au risque de laisser parfois l’énergie des soirées déborder… jusqu’au trottoir d’en face.
Sur le refrain de Couleur Café, un client s’approche en chaloupant du comptoir du Filochard. Il commande une menthe à l’eau à un euro, échange deux mots avec Illian Delous, le barman et chargé de communication des lieux, et repart se poser sur les rambardes pour regarder le soleil se coucher sur le Pont-Neuf. « Nougaro habitait quai de Tounis. Il paraît qu’il venait prendre son café ou sa petite bière ici. Il y a vraiment l’âme toulousaine dans ce bar » souffle Jacques Goba, un habitué. À mesure que le ciel s’assombrit, le bar, installé depuis près d’un demi-siècle à l’angle de la rue de Metz et du quai de Tounis se remplit. Le trottoir s’encombre tout autant, laissant peu de place aux passants pressés : « Nous, on cherche le mélange. On travaille pour avoir cette mixité sociale et culturelle. Ici, il y a des sans-le-sou et des ingénieurs d’Airbus », résume Illian. Les paroles fusent. Le moindre détail est prétexte à conversation avec l’inconnu d’à côté. Omar, serveur depuis plus de 20 ans, vient d’arriver pour la relève au bar. Pour lui, le Filochard est l’un « des rares lieux très populaires du centre-ville, où l’on s’autorise le risque de prendre plus de temps à gérer les interactions. Pour nous, c’est le plus important, mais il y en a de moins en moins. » Malgré tout, des institutions comme le Filochard, The Petit London, le Breughel qui font partie du collectif Bar-Bar ou encore le Kalimera, le Ô bohème résistent. Comme Omar, Lazard, surnommé le « protecteur des nanas », veille au bon déroulement des soirées. Il met un point d’honneur à faire régner un « climat propice aux belles rencontres » en protégeant les clients comme il protégerait sa famille. Loin des vigiles sévères postés à l’entrée des boîtes de nuit, Lazare et son collègue Diop assurent la sécurité avec pédagogie et fermeté. « Je connais le discours d’Omar par cœur : “Dans ce lieu, nous luttons contre le patriarcat et le capitalisme. Si vous avez un problème, en s’adressant aux femmes spécifiquement, venez nous voir.” » récite Valentine. Elle poursuit, « Ici, c’est à double tranchant. Il y a plein de relous et parfois il se passe des choses pas cools, mais c’est un endroit où j’aime venir depuis toujours parce qu’il y a des gens merveilleux et que l’équipe qui y travaille est très vigilante ». La jeune femme de 24 ans, qui a peur d’aller en boîte, se sent « safe » dans ce lieu et s’autorise à se lâcher sur la piste de danse avec des habitués comme Ahmed en qui elle a totalement confiance. « Ici, c’est comme ma famille. Je viens pour parler avec tout le monde. Rassembler, c’est ça l’état d’esprit du Filochard », assure Ahmed.
À l’intérieur, les rythmes afro réchauffent la salle et les corps. À l’extérieur les conversations se poursuivent sous la pluie fine. « Ici, il faut être prêt à recevoir des gens qui vont vouloir te parler » prévient Omar, dont la cadence derrière le bar s’accélère. Pour ce « vieux » du métier, servir une bière est devenu un geste mécanique. Alors aujourd’hui, il consacre 70% de son temps à la surveillance du bar. Dehors, Lazard s’assure que personne ne traverse la rue pour se poser sur le pont : « Ce débordement fait partie de l’ADN du Filochard. Il nous a déjà été reproché l’été dernier, donc on fait plus attention. » Sur les murs, à côté des affiches préventives, sont collés des petits stickers à l’effigie du Filochard, ce marin borgne avec sa boucle d’oreille et sa barbe mal rasée qui rappellent l’état d’esprit du lieu comme l’explique Illian : « Le Filochard, c’est un personnage des Pieds Nickelés. Il fait les 400 coups, mais n’a pas un mauvais fond. » C’est l’heure fatidique de la fermeture. Chacun est prié de se disperser. Mais pour certains, difficile de quitter un lieu où l’on se sent comme à la maison.
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