C’est une figure du mouvement français de soutien au soulèvement iranien de ces derniers mois. Une réfugiée politique de 26 ans, toulousaine depuis 2017, qui rêve d’un Iran débarrassé de la république islamique. Le 25 février, elle sera en tête de cortège lors d’une grande marche nationale à Paris.
Elle a pris en cinq ans deux manies toulousaines. Des accents toniques occitans qui altèrent étrangement l’intonation persane de son français. Et cette tendance à donner rendez-vous au Florida faute de meilleure idée. C’est d’ailleurs là qu’elle apparaît dans un angle de banquette, entre trois étudiantes qui scrollent et des cols blancs en plein afterwork.
Elle arrive de la gare. Elle était à Strasbourg pour une marche de solidarité. Les journaux ont compté 12 000 manifestants. Elle en a vu davantage : « C’était un grand moment. 20 000 personnes mobilisées en moins de quinze jours. Il y en aura beaucoup plus, c’est certain, le 25 février à Paris. »
Pour s’y rendre, elle a manqué les cours. Sa cinquième année de dentaire ne pèse pas lourd face au tourbillon qui l’emporte depuis qu’elle est porte-parole du Soulèvement National Iranien. Elle fait partie des initiateurs de cette association toulousaine, active depuis octobre au sein de Femme Vie Liberté, le collectif national des organisateurs de rassemblements de soutien au peuple iranien.
Depuis la disparition de Mahsa Amini, kurde de 22 ans morte à Téhéran après son arrestation par la police des mœurs pour un voile mal ajusté, Hengameh Yahyazadeh est de toutes les actions et de tous les hommages. Une façon de soutenir de l’extérieur le soulèvement iranien consécutif à la mort de la jeune femme, et de ne pas rester les bras ballants quand 14 de ses amis sont en prison.
Selon HRANA, ONG iranienne de défense des droits de l’Homme basée aux États-Unis, la réponse de la république islamique aux manifestations a fait à ce jour plus de 520 morts. Hengameh sait qu’elle aurait pu faire partie de la liste. Il y a six ans, elle vivait encore en Iran avec son frère et ses parents. Ils habitaient Arak, cité industrielle et universitaire de 500 000 habitants, à 280 kilomètres au sud de Téhéran. Père ingénieur mécanique dans le ferroviaire. Mère prof d’anglais à l’université. Elle, jeune femme de 19 ans enjouée, vivante, étudiante infirmière et violoniste, qui travaille à temps partiel dans un salon de coiffure et aime écouter de la musique en voiture avec les copains. Le genre de passe-temps qui défrisent la police des mœurs :
"Ils t’arrêtent pour rien. Pour te faire peur. Pour que tu les craignes. Pour que tu baisses les yeux. Pour que tu baisses les bras."
« Entre janvier et septembre 2016, j’ai été arrêtée trois fois. Pour rien. Parce que je me baladais avec mon étui à violon, parce que je faisais de la musique avec des copains, parce que je portais un manteau qui ne leur convenait pas… Tout cela n’est pas vraiment interdit, mais ils peuvent t’arrêter quand même. Tu es avec des copains, ils t’arrêtent. Tu n’as pas le foulard, ils t’arrêtent. Tu danses, ils t’arrêtent… C’est bien simple : ce qui te fais plaisir, ils te l’interdisent. C’est comme ça depuis la révolution islamique. Du temps de mon père, ils faisaient la chasse aux cassettes audio et aux livres qui ne leur plaisaient pas, comme ceux de l’écrivain surréaliste Sâdegh Hedâyat… »
Chaque fois le même scénario. On l’embarque, on l’intimide, on lui fait promettre de ne plus recommencer. « Ils ne posent pas beaucoup de questions puisqu’ils t’arrêtent pour rien. Pour te faire peur. Pour que tu les craignes. Pour que tu baisses les yeux. Pour que tu baisses les bras. »
Espoirs du départ
Ce n’est toutefois pas un hasard si la police a la jeune femme dans le collimateur. Son père fait partie des meneurs des dernières grandes grèves dans son entreprise. Sa mère tient à l’université des propos qui dérangent autant que déplaisent ses ongles vernis. Circonstance aggravante, la famille s’est convertie au christianisme. « On sentait bien qu’on était en danger, poursuit Hengameh. Un jour, alors qu’on était en vacances dans le nord du pays, ils sont entrés chez nous. Ils cherchaient des preuves, des papiers, des bibles ou je ne sais quoi. Des voisins nous ont prévenus. On est restés quinze jours dans un endroit discret, puis on a pris la fuite en avion. »
Arrivée à Paris, elle caresse un moment l’espoir de gagner Londres ou Boston pour intégrer une école de musique et entamer une carrière de violoniste. Espoir déçu par des embûches administratives et des hasards de calendrier. Ce sera donc Paris et les premières démarches pour l’obtention du statut de réfugiée politique, puis un transfert à Lyon, et enfin ce courrier de la Préfecture : « La lettre disait qu’on nous avait trouvé une maison à Limoux. J’ai regardé sur Google pour voir où c’était. Moi qui n’avais connu que les grandes cités, l’idée d’habiter une petite ville avec que des gens âgés, ça m’a fait peur », grimace-t-elle.
Bien que l’Aude ne lui dise rien qui vaille, elle y croise malgré tout celle qui va tout changer : Judith Morand, responsable du musée local des Automates, et directrice d’une école de théâtre. « J’ai pris des cours avec elle. Elle m’a aidé à intégrer Le Ring théâtre à Blagnac. Finalement, je ne suis restée que huit mois à Limoux. » Sa vie toulousaine s’organise alors entre les cours à l’École dentaire, le théâtre, la musique et les expériences artistiques. Elle prend goût à sa nouvelle vie sans pour autant parvenir à chasser l’amertume de l’exil : « L’Iran est mon pays. J’enrage que la République islamique m’empêche d’y vivre. »
Insatisfaction sur fond de rapport complexe à la France, à la fois sa terre d’accueil et « pays depuis lequel Khomeini a préparé la Révolution islamique à la fin des années 1970 ». Même tempête de sentiments sur le plan religieux : « En Iran je croyais qu’on était plus libre chrétien que musulman. Je comprends maintenant que ce n’est pas aussi simple. Toutes les religions étouffent. » On lui demande si elle a la foi. Comme elle sait ménager ses effets, elle suspend sa réponse, touille un peu son grand crème du bout de la paille dorée, tasse la mousse, avale une gorgée et lance : « J’ai foi en moi. » Elle ajoute que cette confiance en elle est assez récente. Qu’elle croît à mesure qu’elle s’investit pour la cause ou appelle à manifester.
La première fois, c’était en janvier 2018 après le crash du vol 752 d’Ukraine International Airlines entre Téhéran et Kiev. À l’époque, l’Iran avait fini par reconnaître avoir abattu l’avion « par erreur ». Aucun survivant parmi les passagers, principalement des Iraniens du Canada. « Ça m’a fait mal cette histoire. J’ai tout de suite posté un appel en persan sur Instagram pour un rassemblement. Je n’ai demandé aucune autorisation. Je ne savais pas encore comment tout cela fonctionnait. Quelques heures plus tard, on était 40 place du Capitole. »
Espoir de retour
Quand elle apprend trois ans plus tard la mort de Mahsa Amini, elle formule cette fois une demande dans les règles pour une manifestation officielle. 90 personnes la rejoignent. Le mouvement ne cessera de prendre de l’ampleur, jusqu’à la création de l’association et la coordination avec les autres initiatives françaises et européennes. Elle participe activement aux rassemblements de Toulouse, Lyon, Nice, Strasbourg… : « Je ne supporte pas l’idée qu’on puisse conduire comme ça une jeune femme à la mort. Je ne peux pas vivre une vie sereine. Je veux le départ de la République islamique. Je veux qu’ils cessent d’étouffer la jeunesse. Maintenant que j’ai vécu en France, je sais ce qu’est la liberté, et je ne supporte pas que ma famille et mes amis restés là-bas ne puissent pas la connaître. »
Les parents d’Hengameh, Abbas Yahyazadeh et Ati Jafary, dans le métro parisien après la marche de soutien au soulèvement iranien.
Elle correspond régulièrement par téléphone avec eux, limitant les échanges à l’essentiel pour ne pas les exposer à des représailles. Elle ne leur dit pas tout de l’aide qu’elle apporte ici aux défenseurs de la cause, ni du grand rassemblement qu’elle prépare avec l’association pour le 25 février à Paris. Elle est convaincue que plus les Iraniens de l’extérieur feront pression sur les gouvernements occidentaux, plus le soulèvement aura des chances d’aboutir : « On demande à la France de rompre avec la république islamique, et d’expulser son représentant de l’ambassade d’Iran à Paris, tonne-t-elle noyée dans le vacarme de la brasserie. La France m’a permis de me retrouver, d’être libre, de me réaliser dans le théâtre, dans la vie avec mon ex-conjoint. Grâce à elle je n’ai plus peur d’être moi-même. Les actions que je mène pour les autres donnent un sens à ma vie. Je continuerai malgré les menaces que je reçois d’ici et de là-bas. De toutes façons je n’ai pas le choix. Si je veux rentrer un jour, il faudra que les choses changent. Si on rentre aujourd’hui, ils nous exécuteront dès l’aéroport. »
Elle semble soudain lasse. Se dit éprouvée certains soirs entre « les études, la cause, l’association, le collectif national, le collectif européen qui se structure et… le boulot ». Elle travaille en alternance chez un dentiste. Elle a eu un peu de mal à trouver une place. Surtout à Toulouse. C’est un peu à l’extérieur qu’elle a déniché un cabinet. Une petite ville avec des gens âgés. Dans l’Aude. À Limoux.
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