Élu président du réseau des CCI en janvier 2022, Alain Di Crescenzo n’y va pas par quatre chemins : l’année 2023 sera un mauvais moment à passer pour les entreprises françaises. Il estime toutefois qu’une embellie pourrait survenir, à condition de s’engager sans réserve dans la transition environnementale.
Comment se portent les entreprises françaises ? L’envie de s’en sortir et d’avancer est toujours là, mais il faut être clair : il y a des difficultés. L’indicateur d’optimisme (extrait d’un sondage commandé tous les mois à Opinion Way) n’est d’ailleurs qu’à 68, alors qu’on était monté à 142 avant le Covid, avant de descendre au plus bas à 49. Cela signifie que l’optimisme n’est pas là. Or, le business, c’est le moral.
Qu’est-ce qui les préoccupent ? À 52 %, elles ressentent les effets de la hausse du coût de l’énergie. Ensuite il y a l’inflation globale, y compris celle sur les salaires. Et enfin le recrutement. 99 % des entreprises disent avoir du mal à recruter, et 5 0% à fidéliser. 46 % déclarent même que cela pourrait menacer leur viabilité.
L’inflation, la plupart des chefs d’entreprise ne l’avaient jamais vécue. Comment s’en sortent-ils ? Plutôt bien surtout si on prend en compte tout le reste. L’entrepreneur lambda, qui a 35 ans en moyenne, n’avait jamais connu la guerre, ni de pénuries de matières premières, ni l’inflation, ni la hausse des taux d’intérêt comme on la vit aujourd’hui, ni les pénuries de recrutement, ni l’augmentation du prix de l’énergie. Il a beau être un caméléon qui sait s’adapter, je lui tire mon chapeau ! Mais il faut faire attention à ne pas aller au-delà de la limite élastique.
C’est-à-dire ? Ce qui me préoccupe, c’est la multiplicité des contraintes qui s’abattent sur lui. Recrutement, hausse des prix, du coût de l’énergie, remboursement du PGE, relance des Urssaf, le tout dans un contexte économique qui n’est pas florissant, ça fait beaucoup. Le chef d’entreprise sait aborder les sujets les uns après les autres. Mais quand tout arrive en même temps, c’est beaucoup plus compliqué.
Peut-on espérer que l’inflation cesse à court terme ? Les banques centrales sont en train de travailler, par une augmentation des taux d’intérêt, pour arriver à 2 %, qui est l’inflation normale. On comptait l’atteindre en 2023. Cela ne sera pas le cas. On devrait y parvenir en 2024. En attendant, il faut qu’elle se stabilise le plus rapidement possible.
L’augmentation des salaires n’est-elle pas risquée vu l’incertitude générale ? Le problème vient plutôt du fait qu’en France, les entreprises ne savent pas répercuter les hausses. Cela veut dire que l’immense majorité des entreprises est en train de taper dans ses marges et ses réserves.
Peuvent-elles faire autrement ? Non, en effet. Lorsque tu veux garder tes collaborateurs, tes clients tout en continuant à payer tes factures, tu n’as pas le choix. Les conséquences peuvent pourtant être dangereuses. Moins de marges signifie moins de capacités à investir. 80 % des entreprises déclarent ne pas avoir l’intention d’investir en 2023. C’est une situation inédite et complexe qui ne doit pas durer. Et j’ajouterai que la France n’a pas eu de chance.
Pourquoi la France particulièrement ? Parce que notre taux de redémarrage post Covid a été l’un des plus forts du monde… mais que la crise ukrainienne nous a coupé les jambes. C’est vraiment dommage. Même si nous avons désormais trouvé nos approvisionnements, la question énergétique reste problématique.
Pourquoi l’énergie reste aussi préoccupante ? Autant la crise du Covid a été mondiale, autant la crise énergétique est européenne. Et même française. Les Etats-Unis se préservent de leur côté, l’Asie se débrouille toujours. Alors qu’en Europe, on est touchés de plein fouet, avec une particularité en France où de nombreux réacteurs nucléaires sont en maintenance. C’est une conjonction terrible alors que l’on avait l’énergie la moins chère d’Europe, voire du monde.
Quand on voit Safran, qui voulait construire une usine en France, réfléchir à la construire aux Etats-Unis, y-a-t-il un risque de délocalisation ? Si on continue à avoir les mêmes prix de l’énergie, oui, hélas. Alors que l’on a 54 milliards d’euros à investir dans « France 2030 » pour réindustrialiser le pays. Mais à court terme, le risque existe que pour ne pas mourir, certaines entreprises délocalisent des activités facilement transposables dans d’autres pays où l’énergie est moins chère. Passée cette période difficile, il faut regarder les opportunités. Et mettre les moyens au bon endroit.
Où ? On sait que l’industrie de demain sera l’industrie décarbonée. Et on n’est pas en retard. Ce qu’il faut, c’est anticiper. Et tout faire pour devenir les meilleurs. C’est dans les virages qu’on gagne les courses. La priorité, c’est d’accompagner la transition environnementale.
L’enjeu de la transition environnementale ne dépasse-t-il pas les entreprises ? Il y a deux choses que toutes les entreprises ont compris, c’est la digitalisation et l’environnement. Par contre, elles ne peuvent pas tout faire. Il faut être capable de faire de la priorisation, de façon à ce que les entreprises, en fonction de leurs capacités, puissent maintenir leurs activités tout en se modernisant et préparant le futur. À nous de les aider à « passer en phares » comme disait Philippe Robardey (ancien président de la CCIT), pour préparer le futur.
N’y-a-t-il pas un risque que le fossé se creuse entre petites et grandes entreprises ? Si mais il ne faut pas oublier que l’on vit dans un système. Il y a une prise de conscience collective que l’on gagnera (ou perdra) tous ensemble. On sensibilise d’ailleurs les grandes entreprises à ce sujet. Vue la période de pénurie d’embauches, si elles tapent dans le vivier des PME-PMI, elles fragiliseront tout le monde. L’économie est une chaîne. Si tu pètes un maillon, tu pètes la chaîne.
On parle beaucoup de la nécessité de réindustrialiser la France. Cela vous semble-t-il possible ? On n’a pas le choix. Il faut faire parler les chiffres : quand on voit que 80 % des flux à l’international sont des biens, et que l’on accuse 150 milliards de déficit du commerce extérieur, on ne peut pas continuer 20 ans comme ça. La seule possibilité de rééquilibrer, c’est de fabriquer des produits compétitifs. Si on ne réindustrialise pas aujourd’hui la France, elle sera définitivement un pays de pauvres. Mais il faut de la planification, de la priorisation et du courage.
Comment faire ? Il faut identifier les 50 produits dont on a besoin, qui peuvent servir le monde, et que l’on sait fabriquer à un bon rapport qualité-prix. Et se focaliser dessus. Je suis persuadé que la France peut et doit devenir leader sur certains sujets. Mais pas sur tous. Il n’y a pas de tendresse à avoir. Ce n’est pas du saupoudrage qu’il faut. S’il y a des chantiers perdus d’avance, il ne faut pas y aller. Mais il y a un certain nombre d’éléments qui plaident pour produire chez nous.
Lesquels ? Sur le vélo électrique, ce n’est pas possible que l’on ne fabrique que les pneus et les lumières. Idem pour l’hydrogène avec lequel on sait qu’il est possible de faire fonctionner des moteurs à explosion. Il faut maintenant rapidement produire de l’hydrogène vert. On a du vent, du soleil, de l’eau, de l’hydroélectricité, du nucléaire, tout ce qu’il faut pour y parvenir.
Un bus à hydrogène de chez Safra © Rémi Benoit
Les industriels comme TotalEnergies n’ont pas bonne presse en France en ce moment. Qu’en pensez-vous ? Sans vouloir défendre Total, je rappelle que ce n’est pas cette entreprise qui a provoqué la crise énergétique. Je rappelle également que l’on n’a jamais vu une boîte investir autant dans le renouvelable ! Je crois par conséquent que c’est une chance d’avoir Total. Et je trouverais intéressant qu’elle puisse mettre à profit son savoir-faire pour soutenir les PME-PMI dans leur verdissement.
Le Shift Project considère que pour être à la neutralité carbone en 2050, il faut réduire le nombre d’avions dans le ciel. Comment faire pour sortir des discours clivants dans l’aéronautique ? Il n’y a pas de problème de pollution avec l’aéronautique. C’est l’un des moyens de transport les plus verts. Et il va l’être encore plus parce que j’ai totalement confiance dans la capacité d’Airbus d’atteindre la neutralité carbone. Plus globalement, il faut arrêter les postures, que ce soit sur l’aéronautique, le nucléaire ou les panneaux solaires. Ça serait bien que l’on arrive à se retrouver, dans cette période de crise, sur le bon sens. Et que l’on arrête de perdre du temps.
Qu’avez-vous appris sur notre pays depuis que vous êtes à la tête de CCI France ? Que c’est un territoire extraordinairement beau, divers, de spécialités, qu’elles soient culinaires ou industrielles. Mais aussi que c’est un peuple plutôt conservateur. C’est toute l’ambiguïté de notre pays. On a aussi une certaine propension à voir la bouteille à moitié vide contrairement aux Etats-Unis où j’ai beaucoup travaillé. Alors qu’objectivement, on n’a pas à rougir.
Et votre bilan à la tête de CCI France ? Les CCI sont très françaises, ce qui signifie qu’elles sont plus douées pour le faire que pour le faire-savoir. Je travaille pour que cela change, pour que l’on se rende de plus en plus compte de l’utilité des CCI.
Leur utilité doit-elle encore être démontrée ? De moins en moins depuis le Covid au cours duquel on a prouvé notre efficacité, notamment pour faire descendre les politiques publiques au plus près des entreprises et remonter les feed-back pour améliorer les dispositifs. Mais n’oublions pas que l’État a passé nos dotations depuis 2013 de 1,3 milliards à 525 millions d’euros. Donc oui, l’État a douté du rapport qualité/prix !
Vous avez réussi à renverser l’opinion du gouvernement ? C’est mon travail de tous les jours. J’ai rencontré plus de 100 parlementaires, j’ai été 3 fois à l’Élysée, j’échange régulièrement avec les ministres. Et la preuve d’amour a été que notre budget n’a pas été baissé en 2022 et 2023 malgré la période difficile. Mais je crois que ce n’est jamais gagné et qu’il faut toujours chercher à s’améliorer.
Et Toulouse, quel regard portez-vous sur la Ville rose depuis Paris ? On a un potentiel extraordinaire. Quand tu as la chance d’avoir le n°1 mondial de l’aéronautique, le n°1 européen du spatial, des start-ups de premier plan, de superbes universités, des flux migratoires entrants, une belle ville, on peut s’estimer chanceux. Mais je pense que le développement de Toulouse doit s’accélérer dans le futur.
Dans quelle direction ? Il faut passer de l’aéronautique à la mobilité. Mon rêve est de faire de Toulouse la capitale mondiale de la mobilité. On a cette capacité à diversifier parce que l’on a les centres de recherche, le savoir. On sait faire voler et faire rouler. Il faut capitaliser dessus.
Et les municipales en 2026, y songez-vous ? Très honnêtement, je n’y pense pas. J’ai passé ma vie à me projeter, et là je vis les choses. Je suis dans une période de ma vie où j’apprécie ce que je fais. Je n’ai pas d’autre envie que celle de bien faire. Si des opportunités se présentent, je les étudierai, comme j’ai toujours fait, en me demandant ce que je peux apporter. Si je m’engage dans un projet, c’est pour créer de la valeur. Sinon, je reste chez moi.