Dans la rue, la mobilisation contre le projet de réforme des retraites ne faiblit pas. Entre lassitude et désir d’épanouissement, les raisons de mettre un terme à sa vie professionnelle sont multiples. Mais, lorsqu’elle ne met pas fin à une carrière pénible et usante physiquement, la retraite est-elle la panacée ? Boudu est allé à la rencontre des retraités pour tenter de percer le mystère…
Et si tout ces débats reposaient sur un malentendu ? Si le simple fait de poser la question peut choquer, en particulier ceux qui n’ont pas ménagé leur peine au cours de leur vie professionnelle et dont le corps attend avec impatience de pouvoir souffler, un doute subsiste pourtant : et si la retraite n’était pas l’eldorado espéré ? Et si la question de l’âge était un faux débat, comme l’affirme le sociologue et philosophe Raphaël Liogier ? « Ce sera toujours trop tôt pour certains et trop tard pour d’autres. Pour ceux qui exercent un métier pénible ce sera toujours trop tard, mais pour d’autres, comme par exemple les professeurs d’université, la retraite peut être vécue durement, comme une exclusion ». Sans l’avoir vécue aussi brutalement, Jacques Igalens, ancien professeur et directeur de la Toulouse Business School, reconnaît qu’il n’aurait pas été contre continuer quelques années de plus… si la loi l’y avait autorisé. « Même si je suis ravi d’avoir abandonné la correction des copies ou la surveillance des examens ! Mais en France, le travail des vieux est mal vu. Je ne peux pas, par exemple, donner des cours bénévolement aux étudiants. Au Maroc, cela ne viendrait à personne l’idée de retirer ses cours à un retraité. »
Pour Raphaël Liogier, l’inégalité réside avant tout entre ceux qui ont le « désir d’être », et les autres. Comprendre, selon le professeur des universités à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, que la population active serait répartie entre deux grands ensembles : ceux qui font un métier « qui n’en est pas véritablement un parce qu’ils s’y épanouissent et qu’il correspond à leurs aspirations profondes », et ceux qui subissent leur métier au point que même une rémunération conséquente n’est pas une compensation suffisante « parce qu’ils éprouvent un profond sentiment d’inutilité. » Une dissonance cognitive qui porte un nom pour Raphaël Liogier : le burn-out. « Lorsque l’activité n’arrive plus à se raconter, le sujet rentre dans une dépression mythique. »
Inévitablement, les attentes liées à la retraite ne sont pas les mêmes selon qu’on appartienne à l’une ou l’autre des catégories. Pour le philosophe, nombreux sont ceux à attendre la retraite pour faire ce dont ils ont envie. Et donc à devenir, paradoxalement, actifs : « Avant, ils étaient réactifs. Ils produisaient quelque chose de mécanique. Ils passent ainsi du statut de dépressif à celui de super-actif. »
Michel Odiot_71 ans |Ancien conducteur de travaux
« Je n’étais pas impatient de partir en retraite car mon travail me plaisait. Mais j’avais envie d’avoir du temps pour mes passions comme le bricolage, ou la restauration de voitures anciennes. Je viens de retaper une Coccinelle. J’ai par ailleurs continué le rugby. Dans le fond, la transition s’est faite en douceur car j’ai toujours eu le goût des autres et l’envie de rester connecté. Mais je reconnais que ce fut important de retrouver une compagne après le décès de mon épouse (six ans avant son départ en retraite). Je ne me voyais pas seul le soir où les week-ends. La solitude, c’est le plus gros danger. Je vois des couples qui ne font pas grand-chose mais qui ne s’ennuient pas parce qu’ils sont deux. »
Le temps libre, messie dangereux
Mais est-ce si simple de réussir cette mue ? Pour beaucoup d’observateurs comme Thierry Darnaud, enseignant-chercheur à l’Université Toulouse Jean-Jaurès, il convient de ne pas attendre les dernières années de sa vie active pour se préoccuper de sa retraite : « L’idéal est de commencer dès l’âge de 30 ans en pensant à autre chose que le boulot. Les gens qui ont une passion, un investissement associatif s’en sortent bien. » Ceux, aussi, qui ont fait en sorte de conserver un état de forme convenable : « Être à la retraite en bonne santé, ça change tout. C’est important de ne pas vivre entre le lit et le canapé. Mais pour ce faire, il faut s’être entretenu. Si on arrive à l’âge de la retraite en situation de surpoids, il sera plus difficile de se mettre à courir. »
Un avis partagé par Joël Echevarria, directeur de la Toulouse School of Economics (TSE), pour qui le problème de l’époque réside dans le fait que le travail est devenu « la seule activité de référence ». Et de regretter le manque d’imagination de la société sur de l’emploi des séniors en entreprise : « Les mesures de type retraite progressive ou mécénat de compétences ne sont pas assez connues. Or, il y a un tas de gens qui seraient d’accord pour travailler deux ans de plus si on pouvait mettre en place la retraite progressive. Cela leur permettrait de se préparer à leur nouvelle vie. » Et éviter ainsi ce grand vide que beaucoup reconnaissent avoir ressenti au début de leur retraite, comme Jacqueline Moretton. Lorsqu’elle fait valoir ses droits à la retraite à 61 ans, cette préparatrice en pharmacie ne se sent pas spécialement fatiguée. Ni pressée de basculer de l’autre côté du miroir. « J’adorais mon métier mais j’avais des difficultés relationnelles avec une personne dans l’officine ». Du jour au lendemain, elle se retrouve privée de ce qu’elle adore le plus dans son travail : « le contact avec la clientèle ». Divorcée, avec des enfants déjà grands, elle ne cache pas avoir « peiné » pendant quelques temps, notamment dans l’organisation de ses journées. « J’ai passé beaucoup de temps à la maison, je ne sortais plus », confesse-t-elle. Avant de décider de se prendre en main et de s’inscrire à plusieurs activités pour combattre ce qu’elle identifie comme le danger qui guette n’importe quel retraité : le temps libre. « Parce que c’est là que l’on peut se laisser aller. » Dompter celui que l’on a attendu comme le messie tout au long de sa vie professionnelle, Jacqueline n’est pas la seule à en reconnaitre la difficulté.
Pour Marina Casula, maîtresse de Conférences en sociologie à l’Université Toulouse Capitole qui a beaucoup observé les retraités, le rapport au temps est au cœur de beaucoup de désillusions : « On attend la retraite pour ralentir le temps parce que très souvent, les actifs déploraient ne pas en avoir suffisamment. Il y a donc beaucoup d’attente sur le fait d’en retrouver la maitrise. » Des attentes souvent insatisfaites remarque la sociologue : « La retraite est perçue comme un temps que l’on pourra consacrer à soi et aux autres. Or on constate qu’elle s’accompagne d’une rupture des liens avec moins de sorties, d’énergie pour nouer des liens. Et puis les générations ne vivant plus forcément ensemble, les occasions de se voir ne sont pas si fréquentes. »
Même ceux qui sont mis à contribution pour garder les petits-enfants semblent ne pas échapper à la règle pour Joël Echevarria : « S’occuper des petits-enfants n’est bien souvent pas suffisamment épanouissant. » Plus globalement, les croyances dans le mythe de la retraite sont parfois trop grandes à en croire Raphaël Liogier : « Beaucoup d’actifs pensent qu’arrivés à la retraite, ils vont être heureux. Comme par magie ! Or c’est une illusion. S’ils n’ont pas un vrai projet, ils ont toutes les chances de tomber en dépression. »
Anne-Marie C._76 ans | Ancienne pharmacienne
« Lorsque j’ai pris ma retraite, à 61 ans, j’étais très fatiguée. Cela a été une délivrance, comme si j’avais été privée d’oxygène. Je n’avais rien anticipé de particulier. J’avais des envies, prendre des cours à l’Institut du 3e âge, apprendre d’autres religions. Au début, j’ai manqué un peu de courage. Quand on a le travail, même si on est fatigué, il y a un cadre qui nous tient. Là, il faut tout reconstruire. Et ce d’autant qu’une PPR (une maladie rhumatismale inflammatoire) s’est déclarée à peine un an après. Je me suis rendue compte que j’avais moins d’entrain. Je me suis repliée sur la lecture qui me procure beaucoup de satisfactions. Comme le fait de voir mes petits-enfants. »
Quand le golf ne suffit pas
Diplômé d’anthropologie sociale de l’Université de Chicago, Georges Arbuz a mené beaucoup d’interviews auprès de sujets français né entre 1930 et 1950. Il en a tiré comme enseignement que le départ à la retraite constitue un évènement social majeur qu’il convient de ne pas négliger. Parce que la retraite se résume souvent à un retrait de la vie sociale. « Ce passage à un nouveau statut implique de nouvelles manières d’être. Pour les uns, entrée dans une zone de turbulences, passage à vide, lassitude, phase de doute sur soi, affaiblissement de l’image de soi… Le manque de préparation à la retraite accentue ces effets. Pour d’autres, ce peut être aussi l’embarras face à une multiplicité de choix, qui nécessite de « réapprendre à vivre » et de donner un nouveau sens à sa vie personnelle et sociale. »
Et ce nouveau sens ne peut pas être trouvé uniquement dans l’oisiveté, pour Raphaël Liogier qui insiste sur le besoin pour l’Homme de continuer à se raconter : « S’il se retrouve à devoir mettre un point final à son histoire, cela devient insupportable. Celui qui prévoit de ne rien faire à la retraite se fourvoie. » Et de prendre l’exemple d’un chirurgien, de sa connaissance, qui avait fait le choix de prendre sa retraite tôt pour profiter de son temps libre. « Au bout de 3-4 mois, sa vie s’est transformée en enfer psychologique. Il avait l’impression d’être enfermé, alors qu’il était libre. D’un coup, le golf ne lui a plus suffit. Il a fini par trouver du boulot chez Médecins du Monde, sur des territoires en guerre. » Georges Arbuz approuve : « Certains parviennent à construire une vie qui a du sens, d’autres ne savent plus quoi faire et dévissent le jour où ils ne sont plus tenus par leur métier. Particulièrement ceux qui avaient une activité professionnelle très chargée qui se trouvent confrontés à une grande lassitude. » Bernard, 68 ans, fait partie de ceux-là. Après avoir travaillé toute sa vie en tant que commercial, « donc souvent au contact des autres », il n’imaginait pas que sa retraite serait si compliquée. « Du jour au lendemain, j’ai perdu le fil. » S’il a aujourd’hui repris pied en intégrant un club de randonneurs, il reconnait un état de fragilité chronique. Rien d’étonnant pour Joël Echevarria pour qui le travail est trop souvent, à tort, assimilé à « une longue période de souffrance, alors qu’il constitue le cadre social. Ce n’est pas que négatif. Beaucoup de gens ont par exemple limité le télétravail parce qu’ils avaient envie de voir leurs collègues. »
Des collègues dont on a beau dire pis que pendre durant sa vie professionnelle, mais qu’on finit par regretter. « Pour beaucoup, ils constituent un réseau de soutiens, prévient Georges Arbuz. Les gens tiennent le coup au travail parce qu’ils sont corsetés. La vie professionnelle, tout comme la vie familiale, sont des moyens de protéger la personne de ses capacités dépressives à terme. » Thierry Darnaud va plus loin : « La retraite est aussi synonyme de fin de vie. Etymologiquement, cela signifie être mis en retrait. Et pour beaucoup, ne plus avoir d’identité sociale active, c’est un choc psychologique. »
L’enseignant chercheur, lui-même fraichement retraité depuis quelques semaines, pointe du doigt la schizophrénie de l’époque : « On a fait de la mort la spécialité des vieux. Or, lors de toutes les périodes de l’Histoire, l’homme est mort à tout âge. Le Covid est d’ailleurs venu le rappeler. Reste qu’en France, être vieux, c’est mourir. Deux projets contradictoires se retrouvent en opposition : “Je ne veux pas mourir” vs “J’ai envie de me consacrer à mes loisirs”. C’est une question à laquelle tout le monde refuse de réfléchir, car l’injonction, c’est d’être beau et jeune. »
Francis Tolmer n’est pas en proie à des problèmes de cette nature. C’est précisément la conscience du temps qui passe qui l’a conduit, en décembre dernier, à faire valoir ses droits à la retraite. « Pour vivre pleinement cette deuxième vie. (voir ci-contre). Même si je me sens en pleine forme, je sais que cela ne durera pas éternellement. »
Francis Tolmer_62 ans | Consultant-formateur
« Avant que je ne décide de me pencher sur le calcul de mes points retraite, j’étais dans l’idée de continuer à travailler. Au fur et à mesure, je me suis mis à avoir envie d’autre chose, notamment après avoir lu le livre de Bernard Ollivier « La vie commence à 60 ans ». Désormais, je me sens délivré de l’obligation de gagner ma vie. Ce qui change tout. Je suis disponible, j’ai les moyens, plein de centres d’intérêts, et envie de me consacrer à ce qui m’intéresse. Le travail en fait partie… à condition d’en garder ce que j’estime intéressant. J’ai fait le tri entre ce qui me plaisait (apprendre, travailler avec des gens motivés) et les éléments toxiques (pesanteur administrative, absence de retours, omniprésence de l’évaluation). Continuer à bosser, c’est aussi garder une main sur l’accélérateur pour empêcher le moteur de caler. Et puis, je n’ai pas envie de vivre en consommateur de confort, de multiplier les activités pour me faire plaisir. Je peux passer une journée à glandouiller sans culpabiliser. Mais le risque est de se diluer là-dedans. Qu’il y ait du plaisir mais pas de joie. La joie d’avoir entrepris quelque chose. Animer des ateliers philo en prison, par exemple, cela aurait du sens pour moi. »
De notable à anonyme
Reste le regard de la société. Pour Cathy Dupuy, psychologue au sein de l’association Advenir, qui travaille sur le lien intergénérationnel, il convient de ne pas minimiser la question de l’identité : « Être un non-actif n’est pas simple. Il y a souvent un désinvestissement des actifs vis-à-vis de ceux qui partent à la retraite qui ne reçoivent, par exemple, plus d’invitations… » Ce déclassement, Anne-Marie l’a ressenti dès sa pharmacie vendue en 2008. « Quasiment du jour au lendemain, des gens se sont mis à ne plus me saluer dans la rue. La petite cour qui me flattait a disparu instantanément. C’est étrange de voir comment on peut passer en un rien de temps d’un statut de notable à celui d’anonyme. »
Un changement de regard qu’elle a noté chez certains amis, toujours en activité, « qui se sont mis à me regarder de haut, comme s’ils voulaient bien me faire sentir que nous ne vivions plus dans le même monde ». Le témoignage d’Anne-marie, Raphaël Liogier le comprend. Pour le philosophe aixois, les retraités doivent (aussi) se battre contre le regard social, le sentiment de ne plus être utile, d’être une charge. « D’où beaucoup de reconversions dans des associations ». Même si là encore, les idées reçues ont la peau dure. Pour preuve, Joël Echevarria observe depuis 10 ans un recul du bénévolat : « Lorsque les gens s’arrêtent de travailler, ce n’est pas nécessairement pour être utiles d’une autre manière. » Impression partagée par Marina Casula, qui observe une certaine difficulté à se positionner par rapport aux attentes de la société : « N’étant plus actifs, ils sont considérés comme disponibles. Or ce n’est pas la même chose qu’être à disposition. C’est toute l’ambivalence. Et si pour certains, le bénévolat est une manière d’être en prise avec la société, d’autres ne veulent pas être enfermés dans ce rôle. »
Récemment retraité, Francis Tolmer, ancien formateur indépendant, s’est surpris à ressentir, courant février, ce sentiment désagréable d’être « le mec qui a tout son temps. Il y a un risque insidieux de glissement, de basculement, d’être un peu de côté. » Une crainte qui peut être responsable d’un début de retraite qu’il qualifie de loupé : « Depuis le début d’année, j’ai accepté toutes les missions que l’on m’a proposé. Jusqu’à ce que je me rende compte que je ne m’arrêterais jamais si je continuais à fonctionner de la sorte. » Et de reconnaître ne pas avoir ébruité son nouveau statut auprès de ses interlocuteurs par peur d’être relégué : « Je sais que pour beaucoup de gens, un retraité, c’est quelqu’un qui a perdu le contact avec la réalité. » Cruel constat résumé par Raphaël Liogier paraphrasant Edgar Morin : « C’est le rapport à la vieillesse qui est en cause : on ne considère plus quelqu’un qui vieillit comme un sage mais comme quelqu’un qui a pris la direction de la sortie, comme s’il était déjà mort. »
Marie Maunier_67 ans | Ancienne assistante sociale
« J’étais impatiente de prendre ma retraite depuis qu’une modification de l’organigramme avait dégradé la qualité de mon travail. Les dernières années ont été longues. Si j’avais dû rester, cela m’aurait abimée. J’estime avoir mérité ma retraite. J’avais déjà en tête de m’investir dans le conseil syndical de l’immeuble. Pour y parvenir, je me suis inscrite à des cours d’informatique. Cela m’a aidé à prendre ces responsabilités. En dehors de cette activité, je ne m’ennuie pas, je lis beaucoup, j’ai pas mal d’amis, des petits-enfants à Toulouse. Tout se passe plutôt bien mis à part le fait qu’en vieillissant, on a des gens touchés par la maladie ou la mort dans nos entourages. »