Les citoyens s’impliquent-ils vraiment de plus en plus dans les politiques municipales ? Déjà au XIXe siècle les riverains se mobilisaient contre des projets industriels ou d’infrastructures qui leur paraissaient inacceptables. Mais depuis les années 1990-2000, on constate à la fois une montée du nombre de mobilisations, et une capacité accrue des citoyens à entraver, retarder, empêcher de manière relativement efficace la réalisation de nouveaux projets. Mais attention à ne pas généraliser. Dans la plupart des cas, les citoyens continuent de ne pas s’intéresser directement aux affaires collectives, et restent passifs.
La conscience politique se limite-t-elle aux frontières du quartier ? Ce n’est que lorsqu’ils sont directement concernés que les riverains ne se laissent plus faire. On ne peut pas dire qu’il y ait une montée phénoménale du désir de participer et de prendre le pouvoir à la place des élus. Mais très ponctuellement, dans des contextes particuliers, il y a une capacité et une envie d’implication réelles qui sont de plus en plus gênantes pour les décideurs.
La concertation produit de la frustration chez les citoyens.
Quels sujets mobilisent le plus les riverains ? Les projets publics structurants. Les projets de tram, de piétonisation d’une rue etc. Pour les élus, il est très important de concrétiser leur action par des projets. Ils veulent laisser des traces. Or, ce sont ces projets-là qui soulèvent le plus de mobilisation. Cela crée une sorte de tension entre ce qui paraît essentiel aux élus pour exister et ce qui suscite beaucoup de défiance chez les citoyens. Pourquoi les citoyens sont-ils de plus en plus présents et puissants ? Il y a plusieurs éléments. D’abord les capacités d’action de l’État et de l’administration et leur légitimité se sont affaiblies. Il y a moins de personnel dans les administrations. Et les collectivités locales, qui peuvent prendre des décisions différentes et générer des conflits au sein même de la sphère publique, montent en puissance. Et puis du côté des citoyens, il y a une élévation générale du niveau d’éducation. On retrouve aujourd’hui dans les manifestations riveraines beaucoup de retraités très éduqués qui consacrent énormément de temps aux dossiers qui les concernent, et peuvent gêner et contredire les pouvoirs publics.
Comment les responsables politiques s’adaptent-ils à cette nouvelle donne ? Ce qui est frappant, c’est que les politiques partagent souvent une conception de la légitimité de l’élu conférée par le suffrage universel. Ils se considèrent comme les seuls garants de l’intérêt général, et ne sont absolument pas prêts à partager le pouvoir avec d’autres acteurs. C’est une résistance d’ordre culturel très difficile à transformer. Néanmoins, depuis une vingtaine d’années, les politiques sont obligés de faire des concessions. Et parmi elles, il y a la nécessité de mettre en place des dispositifs de concertation, de consultation et, à minima, d’information des citoyens. Ils savent qu’ils doivent donner le sentiment que les citoyens sont consultés.
Leurs avis ne sont pas véritablement pris en compte ? La concertation produit de la frustration chez les citoyens, et s’avère une forme de trompe-l’œil. Il faut regarder au cas par cas s’il y a des éléments négociables avec les citoyens dans les projets, au-delà des obligations légales. Et le plus souvent, il n’y a pas de véritable envie de faire participer les citoyens. Mais la culture de la concertation et de la participation, avance – très lentement – dans nos systèmes publics. On le voit dans les collectivités locales par la création de services dédiés à la participation ou dans le recours à des outils de plus en plus sophistiqués.
Avec la montée en puissance des riverains, y a-t-il un risque de voir l’intérêt particulier primer sur l’intérêt général ? Il faut utiliser ces deux notions avec précaution. Elles ont longtemps été portées en France par un discours de l’État qui, de manière systématique, cherchait à disqualifier les intérêts particuliers et les groupes qui les portaient, jugés égoïstes et étroits, par opposition à un intérêt général supposé dont la définition était le monopole de l’administration et les élus. Aujourd’hui, la caricature du riverain égoïste, enclavé dans ses petites préoccupations, et qui ferait barrage à l’intérêt public, est remise en cause de deux manières. D’un côté, on s’aperçoit de plus en plus que les acteurs publics sont sous l’influence d’intérêts particuliers, qui sont soit les leurs, soit des intérêts économiques, ou des intérêts d’un groupe au sein de la collectivité. De l’autre, les riverains mobilisent des arguments environnementaux, culturels ou esthétiques qui montrent qu’ils ont d’autres préoccupations que leur intérêt particulier. Les décideurs dénoncent un maquillage de l’intérêt particulier. Et les riverains soupçonnent les autorités publiques de dissimuler des intérêts particuliers derrière un discours d’intérêt général.
Comment trouver un point d’équilibre satisfaisant les deux parties ? Il n’y a pas de démocratie sans conflit. Mais on pourrait améliorer les conditions de ce conflit de deux manières. Une manière procédurale, avec des instruments techniques de participation et de délibération qui permettent de confronter des points de vue différents autour d’un projet. La plupart de ces outils existent, mais on ne les utilise pas. Ou très mal. La deuxième solution est d’ordre culturel. Mais il faudra beaucoup de temps pour que les mentalités évoluent, et qu’à la culture de l’affrontement se substitue une forme de débat public pas forcément pacifié, mais qui rende féconde les controverses. Pour qu’au lieu de s’opposer frontalement sans avancer, on puisse, à partir de positions qui sont et resteront apparemment antagonistes, parvenir à des compromis acceptables et meilleurs que s’il n’y avait pas eu ces dialogues.
Découvrez la suite de notre dossier sur le pouvoir des riverains à Toulouse notre enquête : Le riverain, un voisin qui vous veut du bien. Et avec notre reportage : À Saint-Michel, les riverains en marche.
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