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BOUDU

Mai 68 – Retour vers les sixties

21 MARS 

J’apparais en 1968 comme j’ai disparu de 2018 : sceptique et vêtu d’un jean regular. Je contemple étourdi les badauds des sixties qui musardent place de la Bourse. Aux regards noirs qu’ils me jettent, je comprends qu’un quadra en jean dans une société où son port est prohibé dans les lycées, ça fait désordre. Et le désordre n’est pas encore à l’ordre du jour. J’entre rue Saint-Rome chez le premier marchand de fringues venu. J’en ressors accoutré en prof de sociologie, dans un costume à 320 francs en laine peignée beigeasse. Je manque de me faire renverser par une 2CV bleu pétrole dont le conducteur m’insulte en roulant à la fois les r et sur mes orteils. La rue Saint-Rome est encore une voie de circulation comme les autres, où le piéton subit la loi des automobilistes. Dans 50 ans, il vivra sous le diktat de la vélocratie citoyenne. Le martyr du piéton est sans fin. 

Soudain, un incroyable vacarme. Une foule compacte de jeunes gens déboule sur la place du Capitole en hurlant et en levant le poing. L’espace d’un instant, je crois voir les prémices de la révolte, mais ce ne sont que les participants au carnaval étudiant, qui viennent mettre le feu au Roi Paillard sous le balcon de la mairie.


30 MARS 

Attroupement place du Capitole devant la librairie Castéla. Je fends la foule et aperçois Hervé Bazin, avec ses grosses lunettes et sa nouvelle femme. Il dédicace Le matrimoine devant des lecteurs enfiévrés. L’idée qu’en 2018, ici-même, on fera la queue sur un tapis rouge de carnaval pour acheter du caoua en dosettes me flanque le vertige. De loin, j’entends Bazin qui badine : « Je reviens de Montréal. Il n’y faisait pas froid, mais les gens l’étaient. Ici j’ai trouvé la pluie, mais les gens sont chauds. J’admire Toulouse pour ses écrivains comme José Cabanis et Kleber Haedens. Les Toulousains ont bon goût. C’est une ville indiscutablement littéraire ! ». 

De retour place du Capitole je hume donc l’atmosphère littéraire de cette cité encore à l’abri de la science. Les librairies pullulent, les théâtres aussi, Airbus n’existe pas et le ingénieurs se font rares. L’écrivain vedette de la ville, José Cabanis, a remporté le Renaudot en 66. J’essaie de l’apercevoir place Esquirol, à la terrasse du Covent-Garden. En vain. Kléber Haedens, quant à lui, prix Interallié en 66 avec L’été finit sous les tilleuls, passe son temps à dire du bien de Maurras et du mal du Nouveau roman. C’est dire s’il est mal barré en ce printemps 68.

2 AVRIL Je lambine dans les rues du centre. Partout les bulldozers effacent le monde d’avant : allées Jean-Jaurès, l’école vétérinaire et ses airs de caserne d’opérette ne servira bientôt plus d’arrière-plan à la statue de Riquet. Sa façade est encore debout, recouverte de graffitis pro-Algérie française, mais ses fenêtres n’ouvrent plus que sur l’abîme. Je poursuis vers l’Ouest en direction des Minimes. Devant la gare, je remarque les premières « boites à papier » installées au début du mois par la mairie pour assurer la propreté de la ville. Quelque chose me dit que ça ne suffira pas.


10 AVRIL Je vais boire un verre au Drugstore, la boutique-bar-boîte de La Dépêche du Midi, rue d’Alsace. Je commande un cocktail Mao à 6,50 francs (pamplemousse givré, cerises au sirop et ananas) à un type en chemise Armand Thiery. Le cocktail est délicieux, l’ambiance excellente, les gens heureux. En quittant les lieux, je me dis que La Dépêche aurait dû se concentrer là-dessus plutôt que de persévérer dans la presse.


15 AVRIL Place Wilson, je m’engouffre dans un cinéma. J’interroge la guichetière sur les succès du moment : Le petit baigneur et Helga ou la vie intime d’une jeune femme. Comme j’ai déjà vu mille fois le premier, j’achète un ticket pour le second. Une ouvreuse me conduit à ma place et m’ouvre le chemin dans le halo lumineux de sa pile électrique. C’est quand même plus sympa que les bornes tactiles à la con des multiplexes de 2018. Le film commence et je n’en crois pas mes yeux. Une production financée par le ministère de la Santé de la R.F.A., pensée pour briser les tabous et choquer le bourgeois. Contraception, adolescence, éveil aux mystères de la vie… La plupart des scènes est

incroyablement crue pour un film autorisé aux mineurs. On assiste même à un accouchement sur grand écran. Je ne vois pas bien pourquoi ça plaît tant à mes voisins et voisines, qui semblent goûter ces évocations cliniques de la vie sexuelle. Je les vois qui enchainent les clopes sans quitter l’écran des yeux, immobiles comme des lapins pris dans les phares. Vivement l’avènement du « jouir sans entrave ». Ça va leur faire du bien.



9 MAI Je cours voir passer la manif’ de la place Dupuy. Cette fois, c’est la bonne. On est bien en mai. Dans la rue du Languedoc, la police prend place face à des étudiants remontés comme des pendules. Depuis un balcon du deuxième étage, une mère de famille hurle aux flics : « Ne chargez pas ! Ce sont nos enfants ! ». Après dispersion des manifestants, je contemple le Palais des Sports, qui n’est pas encore la Halle aux grains. Sur un panneau, une affiche partiellement déchirée vante en lettres capitales une réunion de catch : « Le 6 février, venez assister à l’exceptionnel gala place Dupuy, opposant The Batman, l’américain Kirkwood, et le terrible gitan espagnol José Gonzales ». Sur les allées Roosevelt, j’assiste à un spectacle inouï. Des lycéens cirent les pompes des adultes, en affichant des sourires satisfaits. Et moi qui pensait qu’en 68 les ados avaient dit merde aux adultes ! J’apprends par des badauds qu’il s’agit d’une collecte de fonds contre la faim dans le monde. Mais le mal est fait.


11 MAI Je gagne le Centre Culturel rue Croix-Baragnon, symbole du renouveau artistique et de la nouvelle politique culturelle de Toulouse. Dans quelques jours il sera occupé, mais le lieu, ouvert et avant-gardiste, gardera la sympathie des étudiants. Je traverse ses salles d’expo, de projection, et son foyer-bar ultra design. Ne manque que le mobilier gonflable à la dernière mode vendu chez Midica. De loin, j’aperçois Christian Schmidt. Un personnage incontournable, responsable du Cabinet esthétique de la ville, et artisan de la restauration de la brique dans les quartiers historiques.

27 MAI J’ai beau arpenter la ville dans tous les sens, je ne trouve pas la moindre boulangerie ouverte. La grève des ouvriers-boulangers est totale. Les clients flippent devant les rideaux baissés. Pas un morceau de pain frais dans tout Toulouse. Et pas le moindre allergique au gluten pour s’en réjouir.

1 JUILLET La révolution est finie. Une file ininterrompue de voitures quitte la ville par le Sud en direction de La Grande Motte, la nouvelle Californie française. Je passe la journée à Lacroix-Falgarde au bord de l’eau. La Garonne est remplie de baigneurs, de chapeaux de paille, de bateaux pneumatiques et de joueurs de badminton. C’est un peu comme Toulouse Plage, sans les odeurs de shit et avec de l’eau potable.


20 AOÛT Ce soir, je quitte 1968. En guise d’adieu, je roule jusqu’à Blagnac en Solex pour voir les joueurs du XV de France de retour de Nouvelle-Zélande. En fait d’aéroport je trouve un aérodrome de campagne. Sur la porte d’entrée, une affiche claironne qu’Air Inter propose 5 caravelles quotidiennes à destination de Paris pour 173 francs l’aller simple. J’entre sur la piste comme dan

s un moulin. Pas un soldat en arme, pas un camion Vigipirate. Sur le Tarmac, Jo Maso, couronné meilleur attaquant du monde par la presse néo-zélandaise, reçoit des tapes dans le dos. Il porte un col roulé blanc sous une veste cintrée. Il a la classe avec ses Ray-Ban et sa coupe de cheveux à la Delon. Loin, bien loin du sosie de Jean Roucas qu’il est devenu. Près de lui, les avants répondent aux questions des journalistes. La plupart roulent les r et usent du passé simple pour relater leurs exploits. Après un dernier coup d’œil au village de Blagnac et ses 8000 habitants, je quitte cet ancien monde dans le soleil couchant, en Solex et à regret.

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