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BOUDU

Notre histoire – Gabriel Sandoval

Il est arrivé en avance, précédé de son sourire et suivi par un effluve d’après-rasage. Il s’est assis devant un café fumant, contre la vitre d’un resto de la rue d’Austerlitz. Il nous a attendu en regardant passer des types en overboard sur le boulevard. Quand nous avons poussé la porte, le vent d’Autan est entré avec nous. Alors Gabriel Sandoval s’est mis à courir après sa serviette en papier. Il s’est rassis en disant qu’immanquablement, dans le vent, on a tous l’air con, « à part Bruce Lee qui sait se laisser porter par le souffle, et Manolete qui sait se tenir face à lui sans bouger ». La formule résume bien le personnage. Toujours de l’emphase, toujours des héros, toujours du ciné, toujours du toro. Comme il en avait fini avec le temps qu’il fait, il a entrepris de nous parler du temps qui passe, le carburant de son roman Tous les peintres espagnols ne s’appellent pas Picasso. En soufflant sur la tasse, il nous a raconté que pour ses parents, comme pour beaucoup d’immigrés espagnols, tout a commencé par une valise en carton sur le quai de la gare Matabiau. « À León, mon père réparait des bicyclettes. C’était insuffisant pour nourrir une famille. Mes parents sont arrivés à Toulouse en 62 avec un simple nom sur un morceau de papier : Berdoues, le parfumeur. C’était le torero Rafael Pedrosa, dont mon père avait été le valet d’épée, qui l’avait noté. Berdoues lui avait promis qu’il trouverait un logement à mon père. Mes parents sont revenus en Castille pour nous chercher, mon frère Bernardo et moi. J’avais quatre ans, lui deux. C’est comme ça qu’on a débarqué rue Bertrand-de-Born. » Le père, Gabriel, devient peintre en bâtiment alors qu’il n’a jamais tenu un pinceau de sa vie. La mère, Feli, fait des ménages. Les enfants grandissent heureux à l’abri des angoisses de leurs parents, et couvés par les voisins, les commerçants et « Mitraillette », la prostituée stakhanoviste de la place Belfort. Libres comme l’air, ils explorent la ville, – « On faisait les 400 coups… enfin, disons que Bernardo en faisait 390, et moi le reste. » – et transforment en terrain de jeu une Toulouse dont la description laisse coi : « C’était une grande kermesse. Une ville étincelante. Il y avait de la joie partout. La rue bouillonnait de vie. Tu ne pouvais pas sortir dans la rue sans dire bonjour aux gens. Il y avait des prostituées, des voyous, des embrouilles, mais les embrouilles mouillaient les voyous, pas les enfants. » Gabriel Sandoval a tourné la cuillère dans sa tasse longtemps après l’avoir vidée, comme s’il lisait le passé à l’intérieur. Du fond de la céramique ont surgi les parties de hockey en patins à roulettes allées Jean-Jaurès avec les crosses fabriquées par le paternel, le prof de maths pour qui Feli faisait des ménages et chez qui elle crama sa première Craven A, le petit immeuble de la rue Bertrand-de-Born, les fenêtres ouvertes sur une courette remplie de mystères. Les Espagnols au rez-de-chaussée. Les Français à l’étage. Les Dosol, les Rey, et le type qui conduisait les trains, tout ce microcosme reconstitué sur le papier par superposition de symboles, de visions et de réminiscences : « Chaque page forme une image, ravive un souvenir, rapporte ou fantasme une conversation. C’est statique, en apparence, mais lire cette succession de saynètes, c’est comme feuilleter un flip-book à toute vitesse : tout s’anime naturellement. Je voulais raconter une histoire qui commence avec un long souvenir personnel, et finisse par une brève kermesse universelle ». Ce long souvenir, c’est celui de l’immigration économique espagnole des années 1960. Moins romanesque, moins nourrie de grande histoire, moins politique aussi, que celle de 36. Gabriel est convaincu qu’en la matière il n’y a ni grande ni petite histoire, mais une histoire, la sienne, la nôtre en définitive, celle d’une famille qui va se chercher un meilleur destin ailleurs. Comme tous les enfants de l’exil, il se demande souvent ce qu’aurait été sa vie si ses parents n’avaient pas franchi la frontière. Peut-être aurait-elle été plus sage, moins guidée par des passions dévorantes. Il y a d’abord cette cinéphilie précoce : « J’allais au Rex à Arnaud–Bernard, au Saint-Cyprien, au Royal place Wilson, au Gaumont. Tout seul la plupart du temps. J’ai vu des Bergman à 12 ans auxquels je n’ai rien compris, mais dont la beauté m’a foudroyé. ». Puis la découverte de la littérature et de la poésie, avec l’oncle José : « Pendant les vacances, il m’amenait dans les tertulias, ces réunions de bistrot plus ou moins spontanées au cours desquelles débattaient des profs, des flics, des ouvriers et des banquiers. Ça parlait de tout en crachant de la fumée de cigare. De foot, de politique, d’actualité et de poésie. Je ne comprenais pas tout, mais ça m’émerveillait ». Après le bac, des études d’espagnol au Mirail. Lecture de Cernuda et Lorca. Immersion dans la littérature française. Premier contrat de prof d’espagnol. Il enseigne six ans, jusqu’à ce jour de 1986. Une révélation au rayon cinéma de la Fnac : « J’ai compris que ma place était là. À parler Flynn, Godard et Ford avec des clients. À tout voir, à tout déballer avant les autres. À vivre dans la caverne d’Ali Baba du cinéphile ». Ses proches sont stupéfaits : Gabriel quitte son statut de prof pour entrer comme étiqueteur à la Fnac. Il y restera 20 ans, jusqu’à ce que l’enseigne perde son âme et vende des aspirateurs.

Parallèlement, il accompagne la carrière de son frère Bernardo, devenu une grande figure du flamenco.  Gabriel écrit les paroles et se fait spécialiste de l’art flamenco. Ce sera déterminant dans sa façon d’écrire, donc de vivre : « Le flamenco est un art essentiel. Il implique une attitude de vie, un rapport au monde qui me parle, fait d’amour et de rébellion. Et puis, dans la copla flamenca, il faut raconter une histoire en trois minutes. Une bonne école pour écrire des chansons ». Il se met à écrire pour Kass Kass, Boudu les cop’s, et le jazzman Louis Winsberg. Pond des sommes sur le flamenco et publie des recueils de poèmes. La consécration de son frère, et la sienne par la même occasion, arrivent en 1998, avec l’attribution du césar de la meilleure bande originale pour Western, de Manuel Poirier : « Le soir, on a dîné au Fouquet’s à la même table que Clint Eastwood. Tu vois un peu le truc ? Toute la nuit j’ai remercié mes parents et la France de nous avoir donné tout ça, à mon frère et moi ». Le lendemain de la cérémonie, Gabriel s’est levé à l’aube pour téléphoner à ses parents, qui vivaient à nouveau à León depuis quelques années. « Je voulais qu’ils soient fiers de leurs enfants, et que ça valide leur vie, leur choix, leur exil. » Pour le symbole, il a marché jusqu’à la Closerie des Lilas. Sur le trottoir d’en face, il est entré dans une cabine téléphonique. Après deux sonneries, son père a décroché. « Papa ! » il a crié. « Bernardo a eu le césar ! » Il y a eu un silence, et cette phrase qui dit tout de l’incommunicabilité des êtres : « Ah ? César ! D’accord. Et c’est bien ça, César ? »

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