Odile Maurin est une figure nationale de la lutte pour les droits des handicapés. Malgré une maladie génétique qui la perclut de douleur et la cloue dans un fauteuil, on l’a vue défier les CRS avec les Gilets Jaunes, bloquer les convois de l’A380, et s’opposer frontalement à Jean-Luc Moudenc au Conseil municipal, où elle est élue d’opposition. Jusqu’auboutiste par principe, sans filtre du fait de son autisme Asperger, elle délivre sur le handicap un message qui, au-delà de son caractère politique, a le mérite de montrer ce qu’on ne veut pas voir.
Odile Maurin, vous êtes à la fois activiste et élue. Où s’arrête votre action en faveur des personnes handicapées et où commence votre lutte politique ? La question du handicap est éminemment politique. La société capitaliste a besoin d’individus normés, productifs et rentables. Contrairement au discours ambiant, elle ne considère pas la diversité comme une richesse. Elle préfère que les individus soient interchangeables et fondus dans le même moule.
Quid des handicapés dans ce contexte ? On les essentialise en les réduisant à deux figures : celle du héros dont l’histoire est une leçon de vie, et celle du pauvre malheureux à qui il convient de faire la charité. Nous rejetons ces deux postures. Elles réduisent la question du handicap aux différences et incapacités de chacun, alors que le problème réside dans l’environnement et les interactions entre ces incapacités et l’environnement.
À quelles interactions faites-vous référence ? Prenons l’exemple d’une personne qui porte des lunettes. Elle ne se considère pas comme handicapée. Pourtant, sans ses lunettes, elle l’est. Si elle ne se considère pas comme handicapée, c’est que tout le monde peut se procurer des lunettes dans notre pays, et donc compenser une déficience visuelle. Et ainsi participer à la société à égalité. Donc, si tous les lieux étaient accessibles, (ce devrait être le cas depuis 50 ans si les lois étaient appliquées) les personnes à mobilité réduite ne seraient pas sans cesse confrontées à l’inadaptation de la société qui les exclue.
Pourquoi n’est-ce pas le cas ? Parce que la mise en accessibilité est vécue par les pouvoirs publics comme un effort à fournir pour des personnes considérées comme non rentables. Il faudrait déjà se poser la question de la pertinence d’une société qui a pour but de produire des gens rentables. C’est en cela, pour en revenir à la première question, que je considère la lutte contre le validisme est un combat de gauche.
Qu’est-ce que le validisme ? C’est l’idéologie selon laquelle la norme de l’existence humaine est l’absence de maladie et d’infirmité. La capacité à être productif est la condition pour mériter de bien vivre. Le terme vient des disability studies nées sur les campus des USA et du Royaume-Uni. En s’appropriant ce concept, les personnes handicapées retrouvent la fierté d’être ce qu’elles sont, cessent de culpabiliser, ne se cachent plus, et ne se considèrent plus comme des poids pour la société. Nous sommes le fruit de la diversité humaine, et n’avons ni plus ni moins que les autres le droit d’exister.
Où le validisme se niche-t-il ? Il fait partie des représentations inconscientes de notre société société fondée sur une approche médicale et caritative du handicap. Demandez aux gens comment ils réagiraient s’ils se retrouvaient handicapés demain. La grande majorité vous répondra : « Je me bute ». dans l’imaginaire collectif, construit par les politiques menées, nos vies ne valent pas la peine d’être vécues. Il y a confusion entre les obstacles quotidiens d’une société construite par et pour les valides, et nos différences ou incapacités qui peuvent être compensées mais ne sont pas, ou insuffisamment.
Quel pays fait mieux ? Il n’y a pas de pays idéal, mais les Anglo-saxons, les Scandinaves et les Espagnols, pour ne citer qu’eux, ont une société beaucoup plus accessibles. La France est considérée comme le pays le plus en retard.
Comment est-ce possible ? C’est en partie lié à la question de la représentation des personnes handicapées auprès des pouvoirs publics. Elles sont représentées par des gestionnaires d’établissements spécialisés. Un peu comme si les personnes âgées étaient représentées par Orpea. Les intérêts des gestionnaires ne sont pas ceux des personnes qu’ils prétendent représenter.
Que proposez-vous ? Notre objectif n’est pas de faire taire les gestionnaires – ils sont légitimes en tant que gestionnaires – , mais que chacun parle à sa place et non à la place des autres. Ce que revendique le mouvement international des personnes handicapées c’est : « Rien ne se fera pour nous sans nous ». C’est exactement cela. Il faut que les personnes handicapées élisent leurs représentants.
Quel est le problème avec les structures et les organisations gestionnaires ? Ces organisations ont été créées par des handicapés et des familles. C’est le cas par exemple de l’Association des Paralysés de France, qui a vu le jour en 1936. Aujourd’hui elle ne représente plus les personnes handicapées. C’est devenu un monstre sur le plan financier, avec 13 000 salariés et un PDG qui touche plus de 10 000 euros par mois. La défense des droits passe après la défense de l’organisation et de sa pérennité.
Pourquoi une telle institutionnalisation ? C’est le fruit de l’histoire. À leurs créations dans les années 1930 et 1950, ces établissements répondaient à la problématique de l’isolement et de l’abandon de la personne handicapée dans sa famille, dont les membres jouaient le rôle de soignants. Le fait que des familles se regroupent et créent des lieux de vie en commun était alors un progrès. Le problème, c’est que l’État a délégué la politique du handicap à ces organisations, et continue de le faire. En finançant des murs plutôt que des services dans la communauté, ces organisations maintiennent une politique de ségrégation.
L’habitat inclusif qui émerge en France est-il le bon remède ? Il n’a d’inclusif que le nom. Plutôt que de permettre aux personnes handicapées de choisir l’endroit où elles veulent vivre et avec qui, on leur assigne des lieux de résidence qui sont certes des immeubles avec quelques valides, mais surtout des systèmes qui les contraignent à mutualiser les aides humaines.
Quelle solution dès lors ? Il faut entendre les premier concernés et répondre à leurs besoins. Plutôt que de calculer combien de minutes faut-il pour laver les dents d’une personne dépendante, demandons-lui de quel type de professionnel elle a besoin. Rien ne justifie qu’un enfant ou un adulte vive en établissement spécialisé plutôt qu’avec ses proches. Plutôt que de financer des lieux de ségrégation, il faut se donner les moyens pour une assistance personnelle permettant la vie autonome.
L’accès généralisé à des logements autonomes ne serait-t-il pas difficile à financer ? Au début ça va coûter plus cher puisqu’on trouvera à la fois des établissements spécialisés et du milieu ordinaire. Mais une fois la transition faite, ça ne coûtera pas plus cher : dans le système actuel, c’est le bâti qui est onéreux. Il faut donc arrêter de mettre de l’argent dans le bâti ! Ça ne sert à rien à part à enrichir ceux qui bâtissent et possèdent les murs. C’est le cas pour les handicapés comme pour les vieux. Les enquêtes d’opinion montrent que personne n’a envie de finir dans un Ehpad. Pourtant, tout le monde y finit sa vie. Comment se fait-il qu’on fasse croire aux gens qu’il n’existe pas d’alternative ?
Vous posez la question mais semblez avoir la réponse… On a construit l’idée chez les personnes handicapées, les parents, les salariés, qu’à quelques exceptions près le handicap n’est pas compatible avec la vie ordinaire. Il y a toute cette communication des organisations gestionnaires qui dit en substance : « Ne vous inquiétez pas. Donnez un peu d’argent. On s’occupe des handicapés et on leur permet de vivre ». En réalité, ils organisent à peine leur survie.
Pourquoi l’obtention d’un logement et des moyens de son autonomie est-elle si difficile ? Parce qu’on continue de construire nombre de logements inaccessibles, surtout depuis la loi ELAN. Et quand on refuse à une personne les moyens et les aménagements qui lui sont nécessaires pour vivre chez elle avec les gens qu’elle aime, on la pousse à la dépression, à la survie, parfois au suicide. On vous expliquera qu’elle s’est suicidée parce que c’est terrible d’être handicapé. C’est faux. Ce n’est pas le handicap qui est terrible. C’est la manière dont la société nous traite.
Certaines expériences montrent-elles le chemin ? La Suède y arrive, avec l’association JAG, une coopérative de personnes polyhandicapées (c’est-à-dire avec handicaps mentaux, physiques et souvent un retard intellectuel). La France considèrerait ces personnes incapables de vivre en autonomie. En Suède, elles le font.
Quelle différence entre dépendance et autonomie ? On peut être totalement dépendant et complètement autonome. On est autonome à partir du moment où, malgré la dépendance, on reste le pilote de sa vie. C’est à nous de décider avec qui, comment, où, et de quelle manière on vit. De quel droit ne pourrions-nous pas le faire ? Nous ne sommes pas des objets de soin mais des sujets de droit. Le droit et le recours à la justice sont-ils plus efficaces que l’activisme ? C’est de moins en moins le cas. Le combat juridique prend de plus en plus de temps et la loi nous est de plus en plus défavorable. Il faut souvent saisir la Cour européenne des droits de L’Homme. Cela demande des moyens financiers importants, beaucoup de temps, et revient à écoper la mer à la petite cuillère. C’est pour cela qu’on est passés à des actions de désobéissance civile.
Pour quel résultat ? On est face à un système dans lequel on encaisse plus de reculs que d’avancées. La justice est lente. L’accès aux médias des personnes handicapées est limité. Tous nos combats ont été connus du fait de nos actions radicales et non violentes. On prend modèle sur les Américains qui ont obtenu de cette manière une grande loi sur l’accessibilité. Pour l’instant, on n’a obtenu que des miettes, mais on a évité des reculs. On n’aurait pas obtenu ces miettes sans cette radicalité.
Vous évoquez l’accès limité des handicapés aux médias. Leur présence croissante, notamment du fait de la médiatisation des disciplines handisport, ne change-t-elle pas la donne ? La présence dans les médias des champions handisport sert de paravent au système que je viens d’évoquer. J’ai beaucoup d’amis sportifs. Pour garder leurs sponsors, ils doivent se garder de critiquer la politique du handicap et s’interdire d’évoquer la manière dont leurs pairs sont traités. Ceux qui sont dans la lumière devraient, au contraire, en profiter pour parler de ceux qui s’en sortent moins bien qu’eux.
N’ont-ils par contribués à changer le regard de la société sur le handicap ? De façon très mineure. Ils montrent que certains d’entre nous ont des capacités supérieures aux autres, c’est tout. Le problème c’est que cela renvoie l’idée que ceux qui n’y parviennent pas ne sont pas assez volontaires, et manquent de courage. Mettre en avant le courage des sportifs handicapés, c’est mettre en lumière l’absence de courage des autres. C’est comme cela que la chose est vécue par beaucoup d’entre nous.
Les différences de capacités entre les individus ne sont-elles pas tout autant le lot des valides ? Ça n’est pas sain pour autant. Est-ce que le but de la vie c’est d’être en compétition permanente avec les autres ? J’adore la compétition dans le sport. Mais de là à construire la société toute entière dessus…
Depuis 2020, vous siégez comme conseillère municipale d’opposition à Toulouse et conseillère métropolitaine à Toulouse Métropole. Que vous inspirent ces deux premières années au cœur du débat politique local ? Je fais face à un validisme très ancré de la part de Jean-Luc Moudenc et de sa majorité, puisqu’à l’heure actuelle je consacre jusqu’à 80 % de mes indemnités d’élue au paiement d’une assistance pour me permettre de mener un mandat sans jouer le rôle d’une potiche. Pour pouvoir travailler les délibérations cinq jours avant les conseils, délai intenable du fait de mon autisme, de mes troubles cognitifs et de mes difficultés pour synthétiser, je suis tenue de me faire assister.
Pour autant, avez-vous le sentiment de faire avancer votre cause plus efficacement ? Notre rôle reste celui de l’opposition. Il consiste essentiellement à faire des propositions qui sont refusées. Au moins peut-on dénoncer ce qui est mal fait. L’ intérêt d’être élue, c’est que la collectivité est obligée de répondre à mes questions et de me fournir les éléments que je demande, ce qui n’est pas aussi facile quand on formule ces demandes dans le cadre associatif.
Qu’est-ce qui vous arrêtera ? Lors d'un récent passage en Cour d’appel avec mes camarades, la procureure a déclaré qu’il fallait me condamner à de la prison avec sursis pour m’empêcher de recommencer. J’ai expliqué que la seule manière de m’empêcher de recommencer c’était de me tuer. J’ai dit aussi qu’il existait une solution plus acceptable : faire en sorte que ce pays commence à respecter nos droits et que le ministère de la Justice commence par respecter les lois sur l’accessibilité.
Odile Maurin
1964 : naissance à Paris
1975 : lycée Carnot (Paris)
2000 : arrivée à Toulouse
2001 : création de l’asso Handi-Social
2008 : intègre le mouvement Ni pauvre ni soumis
2013 : représentante de l’APF en Haute-Garonne
2015 : exclue de l’APF
2018 : blocage d’un convoi de l’A380 avec Handi-social pour protester contre la loi ELAN
2020 : conseillère municipale d’opposition sur la liste Archipel citoyen
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