Christian Authier, vous publiez Demi-siècle un an après avoir préfacé la nouvelle édition de Monsieur Jadis (La Table Ronde), ce grand texte d’Antoine Blondin en forme de premier bilan de l’existence écrit à 48 ans. Demi-siècle, c’est votre Monsieur Jadis ? Je suis moins désespéré que Blondin. Moins alcoolisé aussi, dieu merci. Monsieur Jadis est un livre sublime dont on perçoit d’autant mieux la perfection aujourd’hui que le folklore lié aux frasques de Blondin a presque disparu. Il ne reste désormais que le texte. Et quel texte ! Les premières pages sont parmi celles que je préfère dans la littérature française. J’y retrouve tout ce que j’aime : la drôlerie, la légèreté, la mélancolie, le désenchantement.
Sans être désespéré, votre personnage (qui vous ressemble beaucoup) est tout de même un peu paumé dans son époque. Il ne me ressemble pas tant que ça. Il est divorcé, père d’un enfant, il travaille dans un grand journal parisien et a derrière lui une longue carrière de nègre littéraire. Et s’il est paumé, c’est aussi le cas de tous ceux qui l’entourent au moment où se déroule le livre : on est entre les attentats de 2015 et la présidentielle de 2017. Un moment où personne ne sait vraiment où il habite. Pour tenir, il se rabat sur l’intime, ses vieux copains, le cinéma, son fils, l’ivresse, les restaurants. Et sur l’amour surtout, puisqu’une rencontre va le sortir de sa condition. Je voulais faire de ce livre une histoire d’amour, prendre le temps de décrire l’existence de chacun et les voir fusionner à l’âge de la dernière chance.
Le livre s’achève sur une révélation touchante de ce qui vous pousse à écrire. En gros : amuser les vivants et rendre hommage aux morts. C’est un peu ma profession de foi. Et d’ailleurs, je pense que tout le monde écrit pour ces raisons-là. Dans Demi-siècle je fais des clins d’œil aux vivants et je rends hommage à des amis disparus, en particulier l’éditeur Jean-Marc Roberts et l’économiste Bernard Maris, assassiné lors de l’attentat contre Charlie.
Quel souvenir gardez-vous de Bernard Maris ? Il y avait une grande mélancolie chez lui. Il était fasciné par les deux guerres mondiales. Il était devenu le gendre de Maurice Genevoix et avait œuvré à sa panthéonisation. Hélas, il n’a pas vécu assez longtemps pour la voir se réaliser. Il avait aussi un côté solaire, un grand appétit de la vie. Il était de ces compagnons avec qui on passe toujours de bons moments. Son amitié me manque, mais ce qui manque le plus, c’est sa vision des choses et son talent pour les rendre simples. J’aurais aimé lire son analyse sur la montée en puissance de Macron, sur la Covid, sur le quoi-qu’il-en-coûte, sur l’époque…
Vous n’avez pas besoin de Bernard Maris pour croquer l’époque. Les trottinettes rue d’Alsace, Emmanuel Todd, les communicants aux manettes, la presse écrite en berne, les bonbecs dans les rédacs à la place des cendriers, et le padamalgam généralisé, vous vous en donnez à cœur-joie. C’est surtout pour le plaisir de digresser. Le personnage parvient tout de même à trouver son compte dans l’époque, même s’il voit disparaître dans les villes, les habitudes et les gens, tout ce qu’il a aimé.
Il est notamment accro à YouTube et à son inépuisable source de souvenirs… Je suis le premier à me laisser happer par YouTube. Ici un extrait de vieux match, là un bout de concert, une émission de télé des années 1970. L’autre jour, je suis tombé sur la première télé d’Elie et Jacno au 13 heures de France 2. Un trésor ! Tu veux voir un vieux numéro d’Apostrophes ? Tu peux ! Un but d’il y a 10 ans ? Tu peux. C’est une machine diabolique ! En même temps, ça pose la question du devenir des archives numériques. Le papier, on sait à peu près : ça dure quelques siècles. Mais les archives numériques ? Tout aussi bien, elles auront disparu dans 50 ans.
N’y-a-t-il pas chez les lettrés mélancoliques comme vous une certaine jubilation à voir se réaliser les pires prophéties de Bernanos ou de Bloy sur l’époque ? Pas du tout. Mais alors, pas du tout. Je préfèrerais qu’ils se soient trompés. Constater que Bernanos avait raison quand il écrivait que la civilisation moderne est une « conspiration universelle contre toute forme de vie intérieure » ne me procure aucun plaisir. Le programme de Keynes, cher à Bernard Maris, serait davantage à mon goût : il prévoyait que la vie de l’Humanité serait consacrée à l’épanouissement culturel de chacun.
Si tout allait si bien, sur quoi écririez-vous ? Sur le bonheur de vivre, sur l’amour, sur la concorde entre les êtres. Sur une civilisation qui, enfin, travaille de moins en moins et lit de plus en plus.
Demi-siècle Christian Authier, Flammarion