Le 5e Toulouse Whisky Festival a lieu ce mois-ci à Toulouse. À l’origine de cet événement : Anne-Sophie Bigot, blogueuse toulousaine devenue en dix ans une référence internationale dans le mundillo élitiste et phallo du whisky. Elle nous reçoit derrière le rideau du Hopscotch, le pub aux 350 whiskies qu’elle tient à deux pas de la rue Saint-Rome avec Roderick, son compagnon écossais.
A 12 ans déjà, elle brûlait de quitter Pau pour gagner Londres. Ado, elle a rêvé d’Angleterre en écoutant du métal et du brit rock. Elle adorait l’anglais, voulait devenir bilingue, et comptait pour cela davantage sur le punk que sur les profs. À 18 ans, elle est partie pour Camden, quartier des tatoués, des gratteux, des gothiques. C’était en 2008, et ce berceau du punk vivait encore à l’écart du tourisme instagramé.
Pour s’offrir son rêve, elle bossait jour et nuit. Quand ça souriait, elle organisait des concerts pour des boîtes et des bars. Quand ça ne voulait pas, elle enchaînait les petits boulots : « Opératrice en centre d’appel, traductrice, vendeuse… j’ai tout fait. Je n’avais qu’une idée en tête : gagner assez d’argent pour payer mon loyer. » Au bout de deux ans, de guerre lasse, elle a jeté l’éponge : « La musique paie mal et la vie à Londres est chère. Bosser autant pour aussi peu, ça n’avait pas de sens. » Retour en France, à Bordeaux, pour une licence anglais-chinois : « Parler le mandarin me paraissait une bonne option pour l’avenir et le business » argue-t-elle dans une intonation de job-dating.
C’est pile à cette époque qu’elle s’éprend de Roderick. Il est Toulousain, airbusien, blond, balèze et celte. Né à Aberdeen, Écosse, au bord de la mer du Nord. Une fois diplômée, elle le rejoint à Toulouse. Elle s’inscrit au Mirail, en master en management des métiers du tourisme.
Tout écossais qu’il soit, Roderick connait mal son pays natal. Il a grandi de par le monde, au gré des mutations de son père qui bosse dans le pétrole. Ça a tout de suite donné des idées à Anne-Sophie Bigot : « Je lui ai offert un petit voyage-surprise en Écosse. En quelques jours, on est tombés en amour total du pays. Les paysages, la culture, les gens, la gastronomie, on a tout adoré. » Comme tout trip écossais qui se respecte, celui du couple passe par une distillerie. Ils en choisissent une au hasard, quelque part au nord de Glasgow. Les spiritueux, ce n’est pas spécialement leur truc. Ils sont là par curiosité. « Sur place : coup de foudre ! On fait plus que découvrir une eau-de-vie. On vit une expérience, on est initiés à tout un univers, avec ses savoir-faire ancestraux, ses codes, sa culture, ses maîtres de chais, ses distillateurs, ses blenders, ses brasseurs… »
À compter de ce jour, Anne-Sophie Bigot ne pense plus qu’à ça. Lit tout, respire tout, boit tout ce qui a trait au whisky. Elle consacre sa thèse au tourisme dans les distilleries, met son temps libre à profit pour explorer les terroirs du whisky, et ne compte plus ses heures : « Je m’envolais une fois par mois vers l’Écosse. Depuis Toulouse c’est pratique : c’est direct. » Elle est la première étonnée par cette passion soudaine : « Je n’avais aucune culture gastronomique. Ma famille n’est pas sensible à ce genre de choses. Ils aiment le vin, sans plus. Je n’ai pas été éduquée comme ça. J’ai de lointains ancêtres normands distillateurs de kirch, mais ça n’explique pas tout! »
En 2012, elle crée son blog. Elle écrit en anglais pour toucher le plus de lecteurs possible autant que pour pratiquer la langue. Le succès est fulgurant. En quelques mois elle devient la whisky lady, petite anomalie dans le milieu international fermé et viril des spiritueux. « C’était l’époque où les distillateurs commençaient à inviter les blogueurs, un peu comme ils le font aujourd’hui avec les influenceurs. On n’était pas nombreux et il y avait peu de femmes, même si l’une des références en France dans le milieu est la journaliste Christine Lambert. Malgré tout, j’ai longtemps souffert du syndrome de l’imposteur. » Le blog la crédibilise et fait office de tremplin. Elle multiplie les expériences, représente un distillateur écossais en France, travaille pour une maison d’enchères néerlandaise spécialisée dans les spiritueux.
À force de voir sa compagne vivre à fond sa passion, Roderick a des fourmis dans les ailes : « Il en a marre d’Airbus. Il veut travailler dans un secteur qui le passionne, qui a du sens. » En 2017, il quitte l’avionneur pour plonger à son tour dans les fûts. Le couple ouvre le Hopscotch Pub, rue Baour-Lormian. On est là dans l’ancien Rembrandt, bistrot des légendes stadistes Rougé-Thomas et Santamans, où l’on se pressait dans les années 90 pour voir les retransmissions des matchs de rugby. L’endroit bat désormais pavillon écossais et a pris des allures de taverne : lumière dorée, murs sombres, odeurs de fût, vapeurs de bière. Au sous-sol, une cuisine d’où sortent burgers et finger food. Au rez-de-chaussée, un comptoir lustré, hérissé de leviers de tireuses, derrière lequel émerge un grand barman en kilt.
Ambiance appropriée pour poursuivre la conversation :
Le succès révèle généralement un propos inédit. Quel est le vôtre ? Dans le blog, le bar, les livres, les réseaux sociaux et le festival, j’ai le même but : désacraliser le whisky et tordre le cou aux clichés.
Lesquels ? Dans l’imaginaire collectif, il n’existe pas d’entre-deux entre le whisky bas de gamme des supermarchés et celui qu’on voit dans les James Bond. La pub et le ciné ont laissé penser que le whisky est un truc de mec qui a réussi dans la vie, qui porte des vestes en tweed et fume des cigares assis dans des chesterfields. JR, James Bond, Mad Men, tout ça.
Pour qui est-ce, alors, le whisky ? Pour tout le monde. C’est un produit populaire, rural. Une boisson de travailleurs fabriquée par la classe populaire pour la classe populaire. Pour les filles, comme pour les garçons. Aujourd’hui encore, au comptoir, des mecs nous demandent des “bières de fille”, parce que la pub et l’industrie ont fait pour elles des bières au fruit, des bières sucrées. Mais rien ne les prédispose à préférer ça ! Que je sache, les papilles gustatives ne se trouvent pas sur les organes génitaux. C’est une question d’éducation du palais et d’éducation tout court.
Les Français aiment-ils le whisky ? Ce sont les premiers consommateurs mondiaux de scotch, le whisky écossais.
Plutôt du genre boîte de nuit, ou consommateurs éclairés ? Les deux. On a effectivement en France ce penchant pour le whisky-coca, qui n‘existe nulle part ailleurs, mais on a aussi des amateurs, des amatrices, des connaisseurs. Le marché haut de gamme est important. La France a tout pour apprécier le whisky.
C’est-à-dire ? Nos palais sont éduqués au vin, à la curiosité, et nous avons une grande tradition de la distillation. L’armagnac n’est-elle pas la plus vieille eau-de-vie du monde ? Bien sûr, on a tous une mauvaise première expérience du whisky. On n’a pas le palais assez développé. C’est comme quand on boit son premier café. Il y a un fort goût d’alcool et tout un tas de saveurs qui ne plaisent pas spontanément. On apprend au fur et à mesure. Il existe une très grande variété de profils gustatifs et aromatiques. C’est ce qui fait toute la richesse et l’intérêt de cette boisson.
Quid des Toulousains ? Quand on a créé le Hopscotch en 2017 avec Roderick, il n’existait pas de bar à whisky à Toulouse. Aujourd’hui, certains de nos premiers clients sont devenus plus experts que nous !
D’où la création du Whisky Festival ?
En 2018, c’était un festival modeste organisé au Hopscotch. On voulait tâter le terrain. On a été sold out quelques heures à peine après la mise en vente des billets. Depuis, on voit croître l’intérêt des Toulousains pour le whisky. Cette année, tout est déjà presque vendu. On attend plus de 3000 personnes en deux jours. Il y aura des distillateurs écossais, irlandais, américains, japonais, indiens, coréens, danois… et même des français.
Justement, que vaut le whisky français ?
La France a tout pour faire de bons whiskies. On a une grosse tradition de distillation, on cultive la céréale, on fabrique des alambics, notre industrie viti-vinicole fournit de bons fûts… on a tout !
Quel rapport entre les fûts de vin et le whisky ? Pour la finition, on peut transvaser le whisky dans des fûts qui ont contenu du vin, du rhum, du champagne. Ça apporte une dimension aromatique supplémentaire, et le résultat est toujours très intéressant.
Vous disiez souffrir du syndrome de l’imposteur lors du lancement du blog. Êtes-vous guérie ?
Oui, mais il a fallu du temps. Comme toutes les femmes, j’ai dû en faire trois fois plus que les hommes pour devenir crédible. Ça n’empêche pas que les clichés ont la peau dure : j’ai ouvert une brasserie artisanale à Montrabé, où je fais de la bière. Quand c’est moi qui répond et que mon interlocuteur entend une voix de femme, la plupart du temps on me dit : « Passez-moi le responsable s’il vous plaît »…
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