Ancienne gloire du rugby mondial, Lucien Mias a accompli à Mazamet une carrière de médecin en partie consacrée à l’amélioration des conditions de vie des personnes âgées dépendantes. À 92 ans, il aborde à son tour le grand âge avec ce même mélange de classe et de bonhomie qui fit de lui dans les années 1950 l’une des personnalités préférées des Français.
Ce matin, Aussillon est trempé de crachin. Au loin, Mazamet roupille au pied de sa montagne. Derrière la baie vitrée tout n’est que grisaille, mais on s’en fout parce que le soleil est là, au milieu du salon, sur la face hilare de Lucien Mias. Même penché sur un déambulateur, son mètre quatre-vingt-neuf laisse deviner le redoutable deuxième ligne de 115 kilos qu’il fut au mitan du XXe siècle, capitaine héroïque du XV de France tombeur des Springboks aux antipodes en 58. L’équipe la plus classe et décontractée qu’on ait jamais vue, passée à la postérité par le truchement du livre culte du journaliste Denis Lalanne : Le grand combat du XV de France.
À la fin des années 1950, ses performances en sélection nationale et au SC Mazamet, sa rugosité sur le terrain, sa douceur en dehors et sa réputation de prince des 3e mi-temps lui valent une popularité inouïe. Le journal l’Équipe le couronne Champion des Champions. Paris Match lui consacre un de ces reportages que l’hebdomadaire réserve généralement aux vedettes de cinéma : on le voit déambuler à Toulouse et Mazamet, bondir sur le terrain, poser dans sa blouse de médecin, déjeuner en famille autour d’une table en Formica, et profiter d’un moment de repos au jardin public avec ses enfants. Le musée Grévin sculpte son double de cire, honneur accordé à un seul rugbyman avant lui (le Toulousain Adolphe Jauréguy) et à un seul après lui : Sébastien Chabal. Les Anglais pourtant avares de compliments à l’égard des rugbymen français le baptisent Docteur Pack en référence à sa science du jeu et à son diplôme de docteur en médecine. Quant à la presse sud-africaine, elle le qualifie tout bonnement de « meilleur avant qu’on ait jamais vu jouer en Afrique du Sud ».
60 ans plus tard, on trouve Lucien Mias dans le Grand Larousse encyclopédique, coincé entre Miami et miaou. On le trouve aussi chez lui, à Aussillon, dans un pavillon blanc ouvert sur un jardin hérissé de grands arbres. Le matin, une auxiliaire de vie se charge pour lui des tâches que ses 92 ans l’empêchent d’accomplir. Il forme avec elle un duo de pièce de boulevard. Ça chambre, ça vanne, ça pique. Il l’appelle Marie-Jo. Elle l’appelle Papinou. Elle le charrie : « De temps en temps Papinou, c’est un peu Tatie Danièle ! » Il concède : « Il arrive qu’elle soit la seule personne que je voie dans la journée. Alors elle prend pour les autres. C’est bouillant ! » Parfois, quand elle est affairée dans la cuisine, il l’apostrophe pour le plaisir de vérifier sa présence : « Marie- Jo ? tonitrue-t-il, ça se gagne comment un match de rugby ? » « Ça se gagne devant, Papinou ! » crie-t-elle en retour. « Ah, c’est bien ! » valide Dr Pack.
Lucien Mias fait l’expérience du grand âge avec un cœur vaillant et un œil d’expert. Il faut dire que le sujet le préoccupe depuis ses premiers cours de médecine. Médecin de famille pendant 30 ans, il s’est passionné pour la gériatrie et la gérontologie, et s’est lancé dans les années 1980 dans un projet expérimental au sein de l’Unité de soins de longue durée du centre hospitalier de Mazamet.
Il y fut précurseur du « prendre soin » auprès des personnes âgées dépendantes. Une gageure à l’époque du tout curatif où prévention, attention, et « care » comme on dit de nos jours dans les CHU, n’avaient pas leur place dans les maisons de retraite. Un programme nourri de l’expérience des soignants de terrain, qui fit hausser les épaules sur le moment mais fait encore référence aujourd’hui. Toutes les ressources liées à ses expérimentations sont accessibles gratuitement sur Papidoc : un site internet dont il est l’administrateur. Il répond d’ailleurs en personne à tout internaute qui lui écrit à ce sujet. Ce fut notre cas, et cela explique notre présence. Nous venons de prendre place. Derrière notre interlocuteur, un portrait colorisé du Lucien Mias capitaine des Bleus est pendu à un clou. Au-dessous, le poème de Kipling « Tu seras un homme, mon fils ».
Avant de nous asseoir, nous lui proposons un coup de main : « Surtout pas ! se marre-t-il : si vous aidez l’âgé, il deviendra vieux ! »
Interview
Comment la médecine considérait-elle les personnes âgées lorsque vous avez commencé à exercer ? Quand j’ai commencé la médecine générale au début des années 1960, on mourrait jeune. À 80 ans, tu étais un vieillard. À 100 ans, tu recevais carrément la visite du président de la République. Les gens âgés seuls chez eux, ça n’existait presque pas.
Pourquoi vous être intéressé si jeune au grand âge ? Le sujet est arrivé dans ma vie quand ma mère est tombée malade. Elle est morte à Narbonne dans une chambre qu’elle partageait avec 20 autres malades. Les sœurs qui y prodiguaient les soins étaient des adjudants-chefs pas aimables. C’était les années 1950. On sortait à peine du Moyen âge et de l’hôpital-hospice. J’avais 20 ans et j’ai été extrêmement choqué. C’est ce qui m’a poussé à faire médecine. Je voulais changer les choses et apporter de l’humanité dans le soin.
Vous aviez déjà une idée précise en tête ? J’ai commencé très simplement. Quand j’ai eu un service à l’hôpital, la première décision que j’aie prise a été de décorer les couloirs et les parties communes. Les médecins me chahutaient pour ça. Ils ne comprenaient pas. L’aspect psychologique des choses, ça leur passait au-dessus de la tête. Ils ne prenaient pas en compte le besoin de vie des patients. L’hôpital, ça devait être pasteurien, c’est-à-dire vide, nu et désinfecté. Plus tard, quand j’ai pris la direction du long séjour, j’ai compris que le soin était une chose entendue, et que le sujet d’avenir, c’était le « prendre soin ». Les progrès de la médecine avaient permis de gagner de nombreuses batailles contre les épidémies, les maladies… les gens allaient donc vieillir, et il fallait se préparer à prendre soin d’eux. J’ai compris que c’était ma vocation. Pourtant, personne ne voulait y aller. À l’époque, les services de longs séjours ressemblaient à des hospices du temps de Napoléon. Aucun médecin ne voulait y travailler. Quand on t’envoyait là, c’est que tu étais puni.
Comment vous y êtes-vous pris pour passer du « soigner » au « prendre soin » ? Le programme est : on change tout ! On met des Mac à chaque étage pour que les gens fassent de l’informatique et que ça les stimule. On est dans les années 1980, et voir des ordinateurs à l’hôpital, ça fait jaser ! Ensuite, on décide de diffuser de la musique dans les parties communes. J’envoie des membres de l’équipe en stage pour apprendre la musicothérapie. Là-bas, on se moque d’eux. On leur dit que la musicothérapie avec les vieux, ça ne sert à rien. Tant pis, on fait tout nous-mêmes. Le matin au réveil, musique rythmée : badaboum badaboum ! Au repas, musique douce. Dans l’après-midi, des morceaux de harpe. On fait ça de façon empirique : moi je ne suis ni artiste, ni décorateur. Je ne suis spécialiste de rien mais un amateur de tout. Après la musique : l’odeur. Comme on avait beaucoup de gens qui pissaient au froc, on avait pas mal d’odeurs. Et l’odeur, c’est la première chose que vous percevez en entrant quelque part. Ça conditionne la perception que vous avez des lieux et des gens. Alors on a commencé a parfumer les locaux. Au début on brûlait du papier d’Arménie, puis on s’est procuré des diffuseurs d’huiles essentielles par nébulisation. On changeait d’huile régulièrement. Ma préférée c’était géranium. Une merveille.
Vous dîtes « nous » et pas « je ». Qui décidait avec vous de la politique du service ? Tout le monde. Et j’y tenais ! J’ai toujours travaillé en équipe. J’avais l’expérience du rugby. Pour qu’une équipe gagne il faut que tout le monde soit impliqué et au courant de ce qui se passe. C’est comme ça qu’on a battu l’Afrique du Sud en 58. Il n’y avait pas de raisons que ça ne marche pas à l’hôpital. On faisait une réunion collective hebdomadaire. Tous les problèmes étaient discutés. Toutes les suggestions étaient les bienvenues. La voix de l’aide-soignante était équivalente à celle de l’infirmière et du médecin. L’exact opposé de la mentalité de l’époque !
Quelle était cette mentalité dominante ? En gros, le médecin, c’est dieu. Il s’est tapé 10 ans d’études et s’imagine tout savoir. Bien sûr, qu’il « sait » dans sa spécialité, mais il ne sait pas assez du relationnel. Alors il passe, il fait sa visite et il repart. Ce sont les autres qui font le boulot, à commencer par les aides-soignantes dont on n’apprécie pas suffisamment le rôle. Ce sont elles qui sont près du corps, près de l’être, près de l’individu. Elles savent des choses des malades que personne d’autre ne connaît. Alors moi, je les impliquais dans le travail jusque dans la décoration et l’animation. On piochait aussi des idées un peu partout. On avait une aide-soignante formidable, Monique, dont la famille vivait au Canada. Il y avait là-bas une institution qui faisait un malheur avec ses programmes d’animation. On avait récupéré des idées grâce à elle. Cela nous rassurait de voir que nous n’étions pas les seuls à penser comme cela.
Comment mesuriez-vous concrètement le bénéfice des expérimentations que vous meniez ? En constatant la satisfaction et la joie générale. Les gens qui travaillaient dans le service étaient passionnés, les familles étaient ravies, les bénéficiaires de ce prendre-soin aussi. Tout le monde comprenait que s’occuper des personnes âgées en long séjour n’est pas une question de pommade ou de remède. C’est une histoire de relations. C’est un relationnel très particulier qui doit donner de la vie. Un des exemples les plus forts de cet apport de vie, ce sont les animations et les jeux, qu’on a été parmi les premiers à proposer. Chaque année on invitait les familles et on installait dehors des jeux de jadis. J’avais demandé à tous les membres de l’équipe de me parler des jeux traditionnels de leurs villages. Mon préféré, c’était celui du lapin. On posait par terre de grandes boîtes numérotées, puis on lâchait un lapin au milieu, et là où le lapin entrait, le numéro était gagnant. C’est une aide-soignante qui avait tiré cette idée de son patelin. J’adorais ça. C’était rigolo comme tout. Ça mettait une vie, une joie ! Alors évidemment, avec ces histoires de boîtes et de lapin, certains médecins se demandaient si je n’étais pas un peu fou. Mais j’étais sûr de moi.
Rendiez-vous compte de vos travaux à votre administration ? Chaque année on faisait un bilan de 300 pages. Je le tapais moi-même après le service. Je bossais comme une bête le soir à l’ordinateur. Au début, l’administration s’en foutait du long séjour et de l’Ehpad. Et puis petit à petit les gens ont vieilli, ont tardé à mourir. Et chacun a été confronté à ça dans sa propre famille. Des responsables d’établissements pour personnes âgées sont venus nous voir depuis la France entière, d’Angleterre, de Belgique, de Nouméa. Et c’est comme cela que les mentalités ont changé.
Pourquoi avoir choisi de consigner l’ensemble de vos travaux, conseils, et retours d’expérience sur un site internet gratuit ? Le professeur Jean-Louis Albarède (Vauréen arrivé au CHU de Toulouse en 1968 devenu dans les années 1970 une grande figure de la médecine gériatrique NDLR) m’avait dit lors d’une visite à l’hôpital : « Tout cela ne tiendra pas après vous. Ça ne durera pas. Quand vous serez parti ce sera foutu par terre. Vous n’êtes pas professeur de faculté. Il vous faut trouver un moyen de le prolonger et de faire connaître vos travaux. » Alors au début des années 1990, nous avons édité un livre pour partager nos idées et pour que personne d’autre n’en réclame la paternité. Et quelques années plus tard, nous avons ouvert un site internet gratuit et complet.
Comment percevez-vous la question du grand âge aujourd’hui que vous le traversez à votre tour ? Je me dis qu’au XXe siècle on s’est bien occupés des infections, des épidémies, des maladies cardiovasculaires, et que ce fut une réussite. Pour la plupart d’entre nous, c’est grâce à cela qu’on n’est pas morts. Si je n’avais pas ma pile au cœur, je serais sans doute déjà mort. Donc, on a donné au XXe siècle des années à la vie. Et moi, je crois qu’au XXIe, il faudra donner de la vie aux années. Parce que sinon, des mecs comme moi, on en fait quoi ? Qu’est-ce que je fous ici ? Je suis utile à quoi ? À rien. Je suis foutu.
On n’est quand même pas tenu d’être « utile » pour avoir le droit de vivre vieux ! Ça n’est pas tellement ça. C’est le handicap qui vous emmerde. J’ai une prothèse de hanche, deux prothèses de genou… le lot de tout seconde ligne ! Il y a quelques jours encore, je marchais avec deux cannes, mais j’ai arrêté par peur de me retrouver par terre. On m’a relevé du sol quatre fois déjà, je sais ce que c’est. Une fois que je suis tombé c’est fini, je ne peux plus me relever. Mes jambes ne sont pas là. Alors j’appelle les pompiers et ils me relèvent. Et ça, ça me dérange. Eux, ils sont utiles. Pas moi.
Marie-Jo intervient depuis la cuisine :
M-J : Mais qu’est-ce que vous dîtes Papinou ? On n’est pas obligé d’être utile à 92 balais quand même ! On ne peut pas exiger de tous les nonagénaires qu’ils soient utiles ! LM : Et pourquoi pas ? M-J : Parce que vous avez fait votre temps Papinou ! Vous en avez tellement fait pour les autres avant ! Et puis d’ailleurs, tous les jours vous êtes encore utile. Vous travaillez à l’ordinateur, vous écrivez aux gens…
À qui écrivez-vous ? J’envoie des mails à des collègues. J’entretiens ma cervelle à l’ordinateur parce que rien ne me fait plus peur que la démence. J’envoie des mails à une liste de personnes. Ils sont une quarantaine. Des gens du rugby et d’ailleurs. Il y a Henri Fabre, l’ancien président du Stade, et même l’ancien président du Conseil général de l’Ariège, Henri Nayrou. Je leur trouve des trucs originaux à partager. Bon, c’est pour sourire… c’est pas toujours de haut niveau. Mais on rigole.. Les gars, ils me disent que ça leur fait du bien. On est tous pareil. La vie est triste quand tu es seul. Les enfants travaillent, les petits-enfants travaillent, et toi, tu ne travailles plus. Ça va bien un moment, mais à la longue…
1930 naissance en Lozère 1950 1ère sélection en équipe de France 1951 instituteur 1954 faculté de médecine, victorieux des Blacks à Colombes et vainqueur du Tournoi des V Nations 1958 capitaine du XV de France victorieux des Bocks en Afrique du Sud 1961 médecin généraliste à Mazamet 1990 chef de service de médecine de soins de longue durée au CH de Mazamet 1997 création du site papidoc.chic-cm.fr 2011 23e membre du Hall of Fame de l’I.R.B.