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Jean Couderc

Pleins feux

Dernière mise à jour : 16 févr.

Les P’tis Fayots, l’Aparté, la Pente douce, Cartouches ou Solides sont autant de noms qui ne vous sont pas familiers ? Rassurez-vous, c’est normal. Car à Toulouse, depuis quelques années, c’est plutôt chez Aziz, Jérémy, Hamid, Nicolas ou Simon que l’on se rend pour déguster une cuisine d’auteur. Pourquoi la notoriété des chefs a-t-elle supplantée celle de leur établissement ? À quelques semaines de Noël, et alors que s’offrent de plus en plus « d’expériences culinaires » au moment des fêtes, Boudu s’est intéressé à ce phénomène pas si nouveau, mais qui tend à se généraliser.



Les chefs cuisiniers stars de Toulouse
Les chefs cuisiniers stars de Toulouse - Illustration : Laurent Gonzalez

Une précision en préambule : les stars en cuisine ne datent pas d’aujourd’hui. Et contrairement à ce que l’on pourrait penser, il faut même remonter assez loin pour trouver trace des premiers spécimens. Un brin d’histoire avec Arnaud Daguin, ancien chef étoilé, fils de l’emblématique chef inventeur du magret André Daguin, et fin limier de la gastronomie, n’est pas superflu pour restituer le contexte : « Au début du XXe siècle, quand les chefs montaient leur restaurant, ils laissaient tomber le tablier de cuisinier pour enfiler le costard de patron. C’était une façon de montrer qu’ils avaient réussi. Et puis il y a eu Fernand Point, père de la gastronomie française, qui a été le premier à garder son tablier. Et ça a tout changé. La génération suivante, celle de mon père, s’est mise à vouloir faire sa propre cuisine et à s’émanciper de la cuisine d’Escoffier dont le guide Michelin sanctionnait dans les restos la capacité qu’avaient les chefs de l’exécuter. Parce qu’avant on trouvait les mêmes recettes partout en France. » Voilà pour l’histoire. Mais si Paul Bocuse fut le premier à sortir de sa cuisine au début des années 1960, avec sa veste à col bleu blanc rouge, en référence à son titre de meilleur ouvrier de France, distinction qu’il avait lui-même initiée, le chef lyonnais a longtemps été l’exception qui confirmait la règle. Président de l’UMIH Haute-Garonne depuis 20 ans, Guy Pressenda confirme : « Jusqu’au début des années 1980, les stars dans les restaurants, c’était les gens en salle. C’était eux qui accueillaient les clients. Chez Darroze (ndlr, rue Castellane), par exemple, c’était Henri que l’on connaissait, pas son père, alors qu’il était pourtant étoilé ! » « Quand on allait manger au Baron-Ritay à Portet, on ne savait pas que c’était Pressenda en cuisine, approuve Laurent Descoux, enseignant au lycée professionnel de Saint-Gaudens. « Jusque dans les années 1980, la population se foutait un peu du nom des chefs », confirme Michel Gardère, chroniqueur gastronomique au Figaro à ce moment là.


Jérémy Morin chef du restaurant L'aparté

« Ce qu’il y a de bien dans ce milieu, c’est que l’ascenseur social fonctionne vraiment ! » Jérémy Morin, chef de l’Aparté © Orane Benoit



Jérémy Morin chef du restaurant L'aparté

Une répartition des rôles dont chacun, visiblement, s’accommodait d’après le patron du syndicat des restaurateurs toulousains : « Les chefs n’aimaient pas venir en salle. Ils préféraient rester dans leur cuisine. » Pour Michel Pujol, fils de Marcellin Pujol, célèbre chef toulousain qui a ouvert son établissement éponyme à Blagnac en 1970 après avoir fait les beaux jours de maisons dont le Richelieu à qui il fit gagner une étoile au Michelin, si un chef préférait, dans ces années-là, la discrétion de la cuisine à la lumière de la salle, c’était autant par goût que par nécessité : « Mon père était un chef au sens noble du terme. Son horizon, c’était la cuisine, pas d’aller courir les journalistes ou d’inviter les vedettes. Et puis vu qu’il avait du boulot par-dessus la tête, il n’aurait pas eu le temps d’aller en salle. » C’est cette simplicité qui avait donné envie, après quelques passages dans des maisons renommées, à Gérard Garrigues, chef étoilé au Pastel entre 1995 et 2006, de le rejoindre : « Marcellin Pujol était loin du star-system. Il avait une grande sensibilité, il venait de la campagne. » Reste que la décision de Marcellin Pujol d’ouvrir son propre restaurant, motivée par « le ras-le-bol de se faire exploiter par les autres », imité quelques années après par Lucien Vanel, marque le début d’une (timide) mise en avant des chefs qui se mettent alors à afficher leur nom sur la devanture de leur restaurant. Un peu plus tard, c’est le caractère pas toujours facile des épouses de chefs qui les conduisent, selon Guy Pressenda, à forcer leur nature : « À l’époque, c’était elles qui tenaient la salle. Et elles le faisaient souvent au gré de leurs humeurs, ce qui faisait parfois du tort aux affaires. Du coup, les chefs ont pris sur eux pour incarner davantage leurs établissements. » Au même moment, une évolution technique contribue également à leur mise en valeur : « Dans les années 1980, ça sortant encore des cuisines sur des plats, ce qui donnait l’occasion au serveur de faire le spectacle en salle au moyen de découpages ou de flambages. Toulousy a été le premier, à Toulouse, à envoyer sur l’assiette, et ils lui ont tous emboité le pas. Et certains ont commencé à considérer leur plat comme des œuvres d’art. »


Simon Carlier chef du restaurant Solides

« Tant que tu avais de bonnes notes, on ne t’envoyait pas à l’école de restauration ! » Simon Carlier, chef de Solides © Rémi Benoit


La revanche des cancres Mais si le natif de Bagnères-de-Bigorre, double étoilé Michelin aux Jardins de l’Opéra dans les années 1980, reconnaît que ces évolutions, combinées au développement des guides comme le Michelin ou le Gault&Millau, ont peu à peu mis en lumière le chef, l’obligeant, par exemple, « à se mettre à faire un tour en salle à la fin du service parce que je sentais que les clients avaient envie de voir la vedette », l’attention que lui portait la société ne dépassait pas ses qualités de cuisinier : « Vu que les Jardins de l’Opéra étaient le restaurant phare de Toulouse, il arrivait que l’on me demande de préparer des repas, notamment quand une personnalité de premier plan descendait. Mais je n’étais pas sollicité pour autre chose. » Un relatif anonymat dont celui qui décrocha sa première étoile en 1979 à l’Oustal, dans le petit village gersois de Masseube, se satisfaisait pleinement, d’autant qu’il n’avait jamais imaginé, à l’époque, qu’il en soit autrement. Car jusqu’il y a pas si longtemps, vouloir faire carrière dans la restauration ne soulevait pas un enthousiasme débordant, notamment chez les parents. Dominique Toulousy se souvient de la mine déconfite de son paternel quand il lui annonça, à la fin de la 3e, son intention de partir au lycée hôtelier : « Vu qu’il n’était pas emballé par l’idée, il m’a envoyé travailler au Domino, un restaurant de Périgueux dont il connaissait le patron, pendant les 2 mois d’été au lieu de partir en vacances pour que je me rende compte de la réalité de ce métier. » Michel Pujol qui voulait être « cuisinier ou paysan » ne garde pas non plus un bon souvenir de la réaction de sa mère quand il l’informa de sa volonté d’arrêter l’école à 14 ans pour commencer à travailler : « À l’époque, les métiers manuels, dont faisait partie la cuisine, étaient considérés par l’Éducation nationale comme la lie de la société. L’intelligence de la main, on ne savait pas ce que c’était. En France, on avait la culture du diplôme. Et les parents étaient formatés par ça. » Et si Dominique Toulousy, comme Michel Pujol, assure avoir « très tôt voulu devenir un grand cuisinier », beaucoup de leurs confrères de l’époque ne peuvent pas en dire autant : « C’était une voie de garage, assume Guy Pressenda. On y allait parce qu’on était nul en tout. » Arnaud Daguin confirme : « Quand j’étais apprenti, les mecs qui étaient avec moi étaient soit des fils de maison soit des barjots de cuisine. Mais le plus gros de la troupe c’étaient des mecs qui avaient loupé l’école. » Et cet état de fait a perduré, comme en témoigne Fabrice Mignot, pourtant né à la fin des années 1980 : « Quand je suis parti en CAP cuisine, j’avais honte de le dire. Pour mes parents, c’était un échec. Je me faisais même chambrer par mes potes. C’était vraiment perçu comme un sous-métier. » Désormais à la tête d’une agence de communication (Spatul Food Concept) qui aide les chefs à mieux vendre leur image, l’Homme à la spatule, qui s’enorgueillit de faire « 1000 couverts jour » l’été entre Biquet Plage à Leucate et Nudisme interdit au Cap d’Agde, mesure le chemin parcouru : « Moi qui étais en échec scolaire, ça m’a permis d’avoir une vie incroyable. Et aujourd’hui, quand je dis que je suis cuisinier de formation, je lis l’admiration chez mon interlocuteur. » Ils sont nombreux à avoir vécu la même histoire, comme le chef étoilé de l’Aparté à Montrabé, Jérémy Morin, pour qui « partir en BEP à l’époque, c’était un peu la lose. Alors qu’aujourd’hui, socialement, ça a changé. Je sens de la considération dans le regard des gens, notamment des clients. C’est une réussite sociale d’être chef. » Une réussite qu’il reconnaît ne pas avoir osé imaginer plus jeune. « Être propriétaire de son restaurant, d’une maison avec piscine quand on démarre sa vie avec un CAP… Ce qu’il y a de bien dans ce milieu, c’est que l’ascenseur social fonctionne vraiment ! »

Pesquet, Bournac et Jordana Contrairement à ses confrères, Simon Carlier était plutôt bon à l’école. Un handicap lorsque l’on veut faire carrière dans la cuisine : « Tant que tu avais de bonnes notes, on ne t’envoyait pas à l’école de restauration ! » Devenu ingénieur « parce que j’avais des facilités en sciences », cet Audois qui a grandi dans une famille de restaurateurs, sent pourtant qu’il n’est pas à sa place derrière un ordinateur. Dès qu’il en a l’occasion, il monte des évènements culinaires, notamment à l’Insa, et passe aux fourneaux tel « un rockeur qui monterait sur scène ». Aussi lorsqu’on lui suggère de s’inscrire à l’édition 2012 de Masterchef, un concours de cuisine télévisé amateur, il ne se fait pas prier : « Je venais de débarquer à Toulouse, je voulais ouvrir un bar à vins pour manger, je n’avais pas un rond, je ne risquais pas grand-chose. » Pas impressionné par le gigantisme d’un concours auquel participent 1500 candidats, il franchit brillamment les étapes pour échouer aux portes de la finale. Mais le plus important est ailleurs : il est entré dans le cœur des Français. Et lorsqu’il ouvre peu après Solides, son premier restaurant, le succès est de suite au rendez-vous. « Les premiers temps, c’était complètement dingue : il fallait attendre 3 mois pour avoir une table, je signais des autographes, les gens me tutoyaient. Ils avaient l’impression que je faisais partie de leur famille. La télé, c’est vraiment un truc de fous. » Près de 10 ans après, si le soufflé est un peu retombé, il lui arrive toujours de se pincer quand il prend un peu de recul sur son existence : « Quand je vois que je fais à manger pour Camélia Jordana, que je connais Thomas Castaignède, qui était mon idole, que je côtoie Berling, Pesquet, que Sébastien Bournac (le directeur du Sorano, ndlr) me propose de monter sur scène dans sa nouvelle création, et que je parle à tous ces gens d’égal à égal, je me dis que notre métier est quand même incroyable. » « C’est sûr que les médias ont beaucoup fait pour la mise en avant des chefs, analyse Guy Pressenda. Du coup, les jeunes choisissent davantage nos métiers par conviction que par défaut. » Une tendance que Laurent Descoux, enseignant au lycée professionnel de Saint-Gaudens, après l’avoir été au CFA de Blagnac, confirme : « On accueille de plus en plus de jeunes motivés. Mais soyons honnête, ils viennent tous pour devenir chef. Pourquoi ? Parce que le chef a accédé au rang de star, comme le joueur de rugby. Il y a un petit phénomène de vedettariat, auquel la télé a bien évidemment contribué. Les gamins, à 16 ans, ils rêvent tous de Top Chef. » Une émission qui a permis aussi, selon l’enseignant, de modifier l’image du chef tout autant que l’ambiance qui régnait dans les cuisines jusqu’à la fin du XXe siècle : « À part Etchebest quand il va remettre de l’ordre dans les cuisines (Cauchemar en cuisine, ndlr), les émissions donnent une image sympa du chef. L’ouverture des cuisines a beaucoup fait pour apaiser les tensions. » Chroniqueur gastronomique au Figaro entre 1980 et 2000, Michel Gardère souscrit à l’analyse : « à l’époque, ils avaient une sale réputation. Ils étaient les patrons suprêmes. Quand un chef pétait dans une cuisine, il fallait dire que ça sentait bon. Mais pour la radio ou la télé, il fallait des mecs sympas, pas des dictateurs. Comme les chefs ne sont pas cons, une fois connus, ils ont souvent embauché des seconds qui étaient meilleurs qu’eux, parce que contrairement à ce que l’on dit, l’habit fait le moine. Ainsi, la qualité des établissements correspondait à la notoriété médiatique du chef. » Une évolution positive pour Simon Carlier qui n’imagine plus avoir une cuisine fermée : « Ça a bien calmé l’équipe, cela oblige à dialoguer, mais aussi à tenir la cuisine propre. Et puis la cuisine ouverte, c’est un partage. »


Hamid Miss chef du restaurant La Pente Douce

Hamid Miss, de la Pente douce © Orane Benoit


L’effet bistronomie Aux yeux du grand public, les chefs sont des personnalités que l’on admire, que l’on veut voir à l’œuvre. Mais aussi que l’on aime appeler par leur prénom. On ne va par exemple plus aux P’tis Fayots mais chez Aziz, on ne déjeune pas à la Pente Douce, mais on déguste la cuisine d’Hamid. On dîne chez Brousse et pas chez Cartouches. Pour Rodolphe Lafarge, quadra bon vivant qui s’est fait un nom en tenant un blog culinaire, Rod’n Roll, l’avènement de la bistronomie, dans laquelle s’est engouffrée toute cette génération de jeunes chefs pour la plupart formés dans les grandes maisons, a beaucoup contribué au phénomène : « Quand j’étais jeune, on avait le choix entre l’étoilé ou le Courtepaille. La bistronomie a permis de rendre les produits et la cuisine plus accessibles à plein de gens. Nicolas Brousse est un très bon exemple : voilà un mec qui a fait toute sa formation dans des supers maisons, dont Sarran, et qui ouvre Marius, un petit bistrot d’une vingtaine de couverts. » En cassant les codes un peu guindés de la gastronomie, la bistronomie a ainsi rendu les chefs plus accessibles…par la force des choses ! Nicolas Brousse explique : « Nos établissements étant des mouchoirs de poche, forcément, on reçoit les clients comme on le ferait chez nous. » Et ce d’autant que le chef de chez Cartouches, par ailleurs tout à fait conscient d’avoir bénéficié de la vague de la bistronomie à une époque, le début des années 2010, « où il s’ouvrait un bistrot tous les deux mois » a fait le choix, comme les petits copains, de cuisiner devant ses clients : « On n’a rien à cacher et ça permet de voir la réaction des gens en direct ». Hamid Miss, l’un des premiers à avoir travaillé ainsi, a toute une théorie sur la question : « Je trouve ça important de voir la personne parce que la cuisine, c’est comme une scène. J’ai grandi au Maroc, et quand les plats sont bons, on tombe amoureux de la personne. » Aziz Mokthari a fait lui aussi le choix de tourner très tôt le dos aux grandes maisons. Persuadé d’avoir une personnalité qui ne lui laissait d’autre choix que de « s’exprimer seul, quitte à me casser les dents », il a conscience d’être devenu, à 33 ans, une personnalité reconnue de la Ville rose. Un statut qu’il n’a pas cherché à atteindre mais qu’il ne rejette pas « parce qu’il a beaucoup travaillé pour y parvenir ». Récemment mis en avant dans l’émission de France 3 Des Racines et des ailes, « qui a dopé la fréquentation du restaurant », celui qui se considère à mi-chemin entre la génération des chefs d’avant et celle des « hipsters tatoués », estime qu’il faut vivre avec son temps : « La médiatisation, ça fait partie de l’époque. On ne va pas s’en plaindre, c’est quand même magique. Si j’ai fait tout ça, c’est bien pour que l’on me reconnaisse. » Tout en avouant qu’il n’imaginait pas « que ça marcherait autant », ce jeune père de 33 ans concède néanmoins qu’il faut de l’égo pour réussir. « Et le fait que les gens viennent pour toi, je le gère très bien ! » Vivre avec son temps, Mo Bachir (voir interview) estime également que les chefs n’ont plus le choix de faire autrement : « Maintenant les jeunes ne font rien sans leurs portables. Si tu n’es pas bon là-dedans dans 10 ans c’est fini pour toi. Tu fais un plat, tu le prends en photo, quand tu vas au marché ou que tu vas à un événement. Idem. Tous mes copains chefs le font. Il faut surfer sur la vague. » L’ancien professeur du CFA de Blagnac Jean-François Galy n’est pas surpris : « Les chefs sont moins discrets qu’avant mais c’est l’époque qui veut ça. On vit dans une société de communication où ils ont un rôle à jouer. Les gens aiment bien les voir à la télé ou les croiser le dimanche matin au Marché Victor-Hugo. » Cette popularité des nouveaux chefs, Fabrice Mignot la comprend. Et la trouve même méritée : « Quand on va chez Aziz, on déguste une cuisine d’auteur, très personnelle. Quelque part, c’est un peu de lui que l’on va manger. Pareil chez Hamid de la Pente Douce. Ce n’est du coup pas étonnant que leur patronyme ait supplanté le nom de leur restaurant. »


Nicolas Brousse chef du restaurant Cartouches

Nicolas Brousse chef du restaurant Cartouches

Nicolas Brousse, dans son restaurant Cartouches © Rémi Benoit


Flop Chefs Des artistes ? La génération précédente, soucieuse de ne pas passer pour des vieux cons est prudente à l’heure de se montrer trop sévère. Michel Pujol tente quand même un recadrage : « On n’est pas des magiciens. On ne fait que mettre en application la science de la cuisine et accompagner le produit. » Sur sa lancée, l’ancien chef blagnacais s’interroge sur la précocité de ces chefs : « à l’époque, à 25 ans, on était des commis. Chef, on le devenait à 50. Faut pas s’étonner si certains sont des étoiles filantes. » Tout en rappelant que le but d’un cuisinier « reste d’exister par son métier », Gérard Garrigues reconnaît que les chefs d’aujourd’hui sont un peu pris dans un étau : « Si vous voulez faire sans les médias, vous n’êtes plus rien. En même temps, il ne faut pas oublier que le meilleur des médias, c’est le bouche-à-oreille. » Conscient de la difficulté pour les jeunes chefs d’aller « contre l’air du temps », il ose néanmoins un léger tacle à leur endroit : « En théorie, on est là pour faire plaisir aux gens. Or il me semble que parfois, ils cherchent d’abord à se faire plaisir. C’est une démarche un peu égoïste. » Mais comment ne pas l’être dans une société qui ne cesse de valoriser l’individu ? « Les gens ont besoin d’idoles pour vivre par procuration, reconnait-il. Et les chefs, au même titre que les musiciens, le sont devenus. Le problème, c’est que les gens passent vite à autre chose. » Yannick Delpech, qui s’est laissé happer par les sirènes de la télévision au milieu des années 2010 en devenant juré de Masterchef, en est revenu. « Pendant 3 ans, ça m’a bien plu. Mais la réalité, c’est que je n’étais pas au restaurant (l’Amphitryon, ndlr). Et quand tu n’y es pas, ça devient compliqué… » Pour l’ancien plus jeune chef étoilé de France, la médiatisation s’apparente surtout à une course à l’échalote : « Aujourd’hui, c’est une machine infernale. Un resto en chasse un autre. Et si tu ne te renouvelles pas fréquemment, tu disparais. » Jérémy Morin, de l’Aparté, s’est lui toujours tenu à l’écart du battage médiatique, autant par caractère que par appréhension : « Je reconnais que la médiatisation a fait du bien à notre métier mais j’observe aussi que tous les grands chefs se battent désormais pour aller à Top chef. Si tu commences à mettre le pied dedans, tu tombes vite dans un engrenage… » Un avis partagé par Nicolas Brousse qui ne cache pas son peu de goût pour la cuisine-spectacle : « Bien sûr que si l’on m’avait dit, quand j’étais en lycée hôtelier, que je ferais de la télé avec le pâtissier Michalak, je n’y aurais pas cru. C’est flatteur, il y a un petit côté revanche sur la vie. Mais c’est éphémère : la lumière est sur toi puis elle passe sur un autre. Et si tu n’es pas bien entouré, tu peux vaciller. » Pour ne pas perdre les pédales, rien de tel que revenir aux basiques pour l’Audois d’origine : « On fait à manger, point barre. Après c’est bon, ou ce n’est pas bon. Mais parler d’art, je trouve que c’est exagéré. Et n’oublions pas que les restaurants étaient plein avant l’avènement des réseaux sociaux. » Le chef du restaurant Cartouches n’est pas le seul à reconnaitre s’être un peu éparpillé- « j’étais partout…sauf au resto ! »- au point culminant de sa gloire. Fabrice Mignot reconnaît sans peine que la starification des chefs « a fait vriller beaucoup de monde ». Hamid Miss de la Pente Douce tente d’analyser la chose : « Le problème, c’est que quand on monte trop, on finit par redescendre. Et quand on redescend, psychologiquement c’est dur à gérer. »


Aziz Moktari chef du restaurant Les p'tits fayots

Aziz Moktari chef du restaurant Les p'tits fayots

Aziz Mokhtari dans la cuisine de son restaurant Aux p’tits fayots


Mange, ça va être froid ! Plus embêtant, certains, comme Michel Pujol, estiment que la popularité des chefs n’a pas eu que des effets bénéfiques sur la cuisine (voir encadré) : « Elle a perdu son âme en essayant de correspondre aux attentes des clients. Parce que la réalité, c’est qu’avant les gens allaient dans les restaurants pour manger alors qu’aujourd’hui ils ne connaissent plus les produits. Résultat, on se retrouve à manger de la betterave dans un étoilé. Et moi, ça me gonfle ! » 40 ans ont beau les séparer, Simon Carlier tient à peu près le même discours : « Certes on a été starifiés, mais le problème, c’est que les gens ne sont pas prêts à payer ce que ça vaut. » Le contenant aurait pris le dessus sur le contenu ? Nicolas Brousse n’est pas loin de le penser : « Quand j’en vois certains prendre le plat en photo sous toutes ses coutures, j’ai envie de leur dire : “mange, ça va être froid !” » Reste désormais à savoir s’il s’agit d’un effet de mode. Le patron des Roses et des Orties à Colomiers ne voit pas le phénomène s’inscrire dans la durée : « Notre métier, ce n’est pas d’être mis en avant. On se lève très tôt, on reçoit du poisson qui pue, on porte de la marchandise, donc si tu n’es là que pour le folklore, tu déchantes vite. » Gérard Garrigues, désormais aux commandes d’une auberge à Castelnau-de-Montmiral dans le Tarn, abonde dans ce sens : « La médiatisation, ce n’est pas du réel. Ce métier, on le fait en étant aux fourneaux. Et parce qu’on aime les gens. La semaine dernière, un soir, je n’ai eu que deux clients. Et j’ai mis autant d’application à leur préparer le repas que si la salle avait été pleine. »


Bonus :

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