La route qui mène à Florac sinue au dessus de la vallée du Tarn. Coincé entre les Cévennes et les Causses, le village est une étape sur le chemin de Robert Louis Stevenson. Mais l’histoire de l’illustre écrivain, qui parcourût 272 kilomètres dans les montagnes avec son âne en 1878, n’est pas la seule fierté de cette ancienne région minière. La commune abrite aussi le plus vieil atelier de confection de jeans de France : les Ateliers Tuffery.
L’histoire est racontée par Julien Tuffery, 30 ans, qui a pris les rênes de l’entreprise il y a un an. Les mots sont choisis, le discours rodé. En 1892, Célestin Tuffery, son arrière-grand-père, est l’un des trois tailleurs de Florac. Il confectionne environ deux tenues par an pour chacun de ses clients et se spécialise bientôt dans le pantalon, cousu dans des tissus locaux : soie, laine, chanvre, lin. Au début du xxe siècle, les travailleurs affluent, ouvriers agricoles, mineurs ou employés du chemin de fer qui se construit entre Alès et Florac. Pour les habiller, Célestin Tuffery fait venir de Nîmes une toile en coton, plus chaude, plus solide, plus pratique et plus économique. L’histoire dit que cette toile « denim » aurait donné naissance au jeans, à Florac comme aux États-Unis 25 ans plus tôt, quand un certain Levi Strauss conçut l’overall. Après la Seconde Guerre mondiale, les Tuffery continuent d’habiller le pays. L’industrie du jeans, mise au goût du jour par les GI américains, décolle. Alphonse Tuffery puis ses fils, Jean-Jacques, Jean-Pierre et Norbert, font vivre à l’atelier ses plus belles années. Jusqu’à 500 jeans Tuff’s en sortent chaque jour, confectionnés par les 60 personnes qui y travaillent. Dans le village, les traces de ce glorieux passé demeurent, inscrites en toutes lettres sur la devanture de plusieurs boutiques. Mais dans les années 1980, la concurrence des pays émergents a raison des Tuffery. S’ils conservent encore une modeste boutique de mode à Florac, l’essentiel des vêtements proposés est siglé made in China. Et si au fond du local, les trois frères s’efforcent de perpétuer la tradition, l’activité est marginale.
Le web a rebattu les cartes. En un coup d’Instagram, on est visible partout.
Jusqu’à ce qu’en 2013, Julien Tuffery voie dans le made in France, revendiqué par Arnaud Montebourg, l’occasion rêvée de relancer l’affaire. Au point de caresser le rêve de réactiver la filière textile du Tarn. Mais l’ancien ingénieur se défend de vendre des histoires : « On vend des jeans. Les Ateliers Tuffery sont avant tout un projet d’entreprise. » Et un projet qui s’inscrit pleinement dans une économie mondialisée : « Tout est confectionné à Florac, puis envoyé partout dans le monde. Le web a rebattu les cartes. En un coup d’Instagram, on est visible partout. Nous faisons de l’artisanat 4.0. » Et ça marche. Désormais, 90 % des ventes se font sur Internet. La petite équipe s’en trouve presque débordée. Pour faire face aux commandes – 6 000 pantalons fabriqués en 2016 – Tuffery a dû s’agrandir. En attendant la livraison des nouveaux ateliers prévue en fin d’année, la confection se répartit entre trois locaux, distants de 50 mètres.
Ce lundi matin, ce n’est pourtant pas l’effervescence dans le petit atelier de confection de la place centrale. Cachés sous une pile de patrons, un homme et une femme disparaissent dans une ruelle à quelques pas de là. À l’intérieur, des photos des Tuffery à travers les siècles côtoient les bobines et les échantillons de denim français, italiens et basques. Huit machines à coudre professionnelles, certaines très anciennes, s’alignent contre les murs de l’étroit local, derrière un mini showroom. Assise devant l’une d’elle, Gaëlle Brun-Philippe coud des jacrons (morceaux de cuir cousus à la ceinture) estampillés Tuffery. À 46 ans, cette enfant du pays vient de rejoindre les ateliers Tuffery, parce que « les valeurs de l’entreprise remplissaient [son] cahier des charges du job idéal ». Depuis, elle est en formation. Un passage obligé, explique Julien Tuffery, car aucune école en France n’enseigne le travail du jean : « Il faut environ six mois pour qu’une couturière soit productive, et probablement un an et demi pour qu’elle soit complètement autonome. Chez nous, on doit savoir tout faire. »
Depuis qu’il a laissé les rênes de l’entreprise à son fils, Jean-Jacques Tuffery se consacre à cette transmission. Il apprend le métier à Clémentine Lemaître, la future cheffe d’atelier. « On travaille à l’ancienne, explique le sexagénaire. Chaque courbe est tracée à la main sur le patron, rectifiée jusqu’à tomber parfaitement. » La jeune femme est une élève studieuse. Dans l’atelier de coupe, elle attrape un ciseau mécanique, sorte de scie sauteuse hyper affutée, et taille minutieusement chaque pièce. La lourde machine devrait bientôt être remplacée par une lame numérique, qui s’ajoutera aux autres outils plus modernes et plus ergonomiques des nouveaux ateliers. Attentif aux gestes de son élève, Jean-Jacques découpe machinalement des fonds de poche. « Il y a quelques années, je pensais prendre ma retraite. J’ai laissé Julien faire ce qu’il voulait sans m’en mêler. Il n’a pas simplement repris l’entreprise, il en a créé une nouvelle. »
Basée quasi exclusivement sur le e-commerce, la transformation de l’entreprise a demandé quelques ajustements. Julien et sa compagne, Myriam, ingénieurs de formation, sont devenus gestionnaires, comptables, manutentionnaires. Il est 14h et Julien Tuffery doit justement filer à la poste, avant la levée de l’après-midi. Avant de partir, il prépare l’ourlet d’une habituée. En quelques coups de ciseaux et autant de points cousus hâtivement, les 39 colis du jour sont prêts. Dans l’atelier, Gaëlle s’entraîne à coudre droit sur des chutes, tandis que Clémentine entame la confection des jeans coupés le matin. Une douzaine de paires qui devraient être prêtes à la vente dans deux jours, sans qu’aucun détail ne soit laissé au hasard.
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